Depuis quelques années, les films de Woody Allen semblent naviguer entre deux catégories bien distinctes. D’un côté, une veine plutôt légère où le cinéaste célèbre les vertus de l’illusion et de la fiction (Magic in the moonlight, Midnight in Paris…) sans vraiment parvenir à retrouver la perfection de son film-étalon en la matière, La rose pourpre du Caire. De l’autre, une veine beaucoup plus sombre et grinçante (Match point, Blue Jasmine…) où il laisse libre cours à sa misanthropie, que l’on peut aussi qualifier de lucidité, et à une vision plutôt grinçante du caractère dérisoire de l’existence humaine.
L’homme irrationnel s’inscrit dans cette deuxième catégorie même si les choses ne sont pas aussi simplistes. D’une certaine manière, le film peut aussi se lire comme une version cynique et noire de l’hilarant Meurtre mystérieux à Manhattan : pour tromper son ennui et son désespoir existentiel, un homme décide d’accomplir le crime parfait. Il ne s’agit plus pour un couple de remettre du piment dans un morne quotidien en s’improvisant détective mais de se placer de l’autre côté de la frontière entre le Bien et le Mal et de débarrasser la planète d’un juge odieux.
Le meurtre est-il légitime s’il frappe un salaud ? Faut-il toujours dire la vérité ?
Certains ont reproché à Woody Allen de se contenter de reprendre la vieille recette de Crimes et délits ou de Match point. Si le cinéaste brode toujours à partir des mêmes motifs – le hasard, le caractère absurde de l’existence, la culpabilité, la faute –, son film parvient néanmoins à nous emporter ailleurs, notamment par l’introduction d’un nouveau « corps » dans son univers : celui de Joaquin Phoenix. Si Abe Lucas est un personnage typique de l’univers allenien, professeur de philosophie, essayiste nihiliste, il s’en distingue aussi par son caractère « marginal ». Joaquin Phoenix joue parfaitement ce rôle dans la mesure où il apporte une sorte de « pesanteur » à cet univers. Corps lourd, spleen oppressant, il incarne ce professeur porté sur la boisson qui débarque sur un campus précédé par sa réputation, notamment celle de séduire les élèves. Côté étudiante, Jill (Emma Stone) est donc séduite par ce loup solitaire blessé dont le meilleur ami journaliste a été tué en Irak et s’entiche de lui.
Les considérations philosophiques qu’avance immédiatement Woody Allen au début de son film sur Kant et l’existentialisme peuvent faire sourire dans la mesure où elles ne vont pas très loin. Mais on aurait tort de les prendre pour autre chose que ce qu’elles sont : un carburant romanesque qui met en branle un récit construit sur des dilemmes moraux. Le meurtre est-il légitime s’il frappe un salaud ? Faut-il toujours dire la vérité ? Contrairement à certains de ses opus récents un poil poussiéreux, L’homme irrationnel frappe par sa célérité et son sens du tempo. Il suffit de voir la scène où une femme fait visiter à Abe sa future maison pour réaliser à quel point la mise en scène d’Allen est aussi invisible que parfaite : changement d’axe qui nous permet de suivre les personnages et de découvrir l’espace visité, micro-ellipses. En s’imprégnant d’un certain univers philosophique mais également littéraire comme celui de Dostoïevski, bien sûr, mais aussi de Gide et de l’acte gratuit de Lafcadio, Woody Allen parvient à tricoter une intrigue sentimentale et criminelle d’une intelligence rare.
Woody Allen montre comment un simple grain de sable peu enrayer tout un mécanisme.
Le meurtre d’un juge corrompu permet à Abe Lucas de redonner un sens à sa vie en se persuadant qu’il débarrasse le monde d’une ordure. Face à la pérennité du Mal, existe-t-il une solution individuelle ? C’est sur cette question que débute le film, qui sait néanmoins remettre en perspective et montrer ce que signifie l’acte de tuer. Alors que le cinéma nous habitue à de nombreuses morts violentes, on a rarement senti de manière aussi forte ce qu’implique le geste de tuer. Et pourtant, Allen ne montre rien si ce n’est le visage à la fois affolé et tourmenté de Lucas, comme dans ce gros plan où Phoenix est absolument parfait.
L’une des grandes idées du cinéaste est de mettre à mal les préceptes moraux en les confrontant à la complexité du réel et de la nature humaine. Abe Lucas semble être le metteur en scène parfait de son existence, qu’il régit à grands coups de concepts philosophiques. Mais outre le hasard qui entre en jeu, son acte à des conséquences pour les autres, qui impliquent d’autres dilemmes moraux. A une époque où tout le monde campe sur des positions extrêmement rigides, Woody Allen montre comment un simple grain de sable peu enrayer tout un mécanisme.
Plus profond qu’il en a l’air, L’homme irrationnel séduit également par une certaine légèreté. Le sens du romanesque et du marivaudage donne de la vivacité au propos, avec cette petite touche de cynisme qui permet à Woody Allen de signer là l’un de ses meilleurs films depuis longtemps.
L’homme irrationnel de Woody Allen, en salle depuis le 14 octobre.
*Photo : © Sony Pictures Classics.
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