Il y a moins de vingt ans, Recep Tayyip Erdogan, alors maire d’Istanbul, était déclaré « non éligible à vie » par un tribunal turc. Pour beaucoup, ce verdict sonnait le glas de sa carrière politique. Dimanche, ce même homme élu il y a plus d’un an Président de la République turque, vient de franchir un pas décisif vers une présidence à vie. Extraordinaire destin d’un homme qui incarne non seulement la nouvelle Turquie mais aussi et surtout la défaite de l’ancienne Turquie au bout d’un long combat opposant deux modernités, l’une, laïque et institutionnelle, imposée par le haut, l’autre, islamo-culturelle et identitaire, qui s’est construite par une transformation lente et profonde de la société turque.
Certes, il y a beaucoup à dire sur les événements de ces derniers mois, sur la manière dont Erdogan et son parti l’AKP sont arrivés à augmenter leur score de 20%, de 41% des suffrages au début de l’été à 49% le 1er novembre.
Cet exploit étonnant – les sondages, comme en Israël en mars et au Royaume-Uni en mai, étaient loin du compte – est le fruit d’une tactique aussi simple que machiavélique : semer le chaos pour se poser comme seul rempart contre l’insécurité et le désordre. Ce n’était pas gagné d’avance. Ni la décision de refaire le match ni le choix de la stratégie n’allant de soi, Erdogan et ses alliés ont dû imposer leurs vues. Erdogan a prouvé qu’il avait vu juste : face à l’insécurité, les électeurs ne cherchent pas les responsables mais l’homme capable de les rassurer et de mettre fin à la violence. Derrière l’isoloir, la fermeté, la confiance, l’énergie et la virilité du candidat comptent plus que l’analyse froide de la situation : même pyromane, un pompier reste un pompier !
Et si Erdogan a été capable de réaliser cet exploit dans les urnes, c’est parce qu’il incarne parfaitement une nouvelle société en plein essor qui est en train de s’emparer de tous les leviers des institutions et du pouvoir. Dimanche dernier, presque un électeur turc sur deux a rejeté le modèle européen de la modernité, associé à Atatürk et porté pendant des décennies par les élites militaires, bureaucratiques et intellectuelles laïques. Ces élites ont procédé à la modernisation de la société et de l’Etat en forçant les Turcs à s’aligner sur les institutions européennes, allant jusqu’à copier certains attributs extérieurs comme la mode vestimentaire et l’alphabet latin. À ce modèle, les électeurs turcs ont préféré une autre modernité, celle qui s’est imposée presque d’elle-même. Les effets de la mondialisation économique et culturelle se sont ajoutés aux conséquences, aussi paradoxales qu’imprévisibles, de la modernité imposée par les élites. L’ascension sociale, les bouleversements sociologiques, l’accès aux technologies et le développement de la société de consommation ont ainsi créé une nouvelle société turque. Par ses origines, sa carrière, sa formation, et son imaginaire, Erdogan incarne cette nouvelle société née dans les années 1970-1980.
Entre ce nouveau pays réel et le pays légal que forment l’Etat et les institutions hérités du kémalisme, le fossé n’a cessé de se creuser. La Turquie de ces deux dernières décennies est le théâtre de la guerre des modernes contre les modernes. Et cette guerre s’articule autour de la religion musulmane.
Pour les kémalistes, la religion musulmane représentait un obstacle majeure à la modernisation de la société ottomane ; ils cherchaient donc non seulement à séparer Etat et religion mais à reformer en profondeur l’Islam, de façon à le rendre aussi compatible que le christianisme avec le monde moderne. L’Islam devait donc devenir une conviction intime et une affaire de conscience. C’est évidemment impossible car pour enlever à une religion son folklore, ses traditions, ses « superstitions » populaires, et ses rituels, il ne suffit pas de promulguer des lois et de réformer les institutions, il faut changer en profondeur la société et métamorphoser l’homme. Les kémalistes s’y sont attelés avec un certain succès mais la tâche s’est avérée trop difficile. En fait, le kémalisme plus ou moins « pur » n’a duré qu’un peu plus d’une vingtaine d’années. Dès les années 1950, il était clair que l’Islam restait une force avec laquelle il fallait compter. Ensuite, dans les années 1970, l’Islam politique a fait un retour timide dans l’arène, avant de s’imposer comme une force majeure au milieu des années 1990. Une fois de plus, un système fondé sur l’émergence d’un homme nouveau arrive à changer l’homme, mais pas dans le sens souhaité. Erdogan est le pur produit de ce double processus, profitant des bienfaits de la modernisation de la Turquie tout en étant façonné par tout ce que le kémalisme voulait éradiquer : les valeurs et la vision du monde que lui ont inculqué sa famille, la rue, son quartier et les différents représentants d’un Islam considéré comme un ciment social, une boussole morale et un pilier identitaire.
La personnalité exceptionnelle d’Erdogan a sans doute joué un rôle de premier ordre dans la montée en puissance de l’AKP – il suffit de le comparer à son prédécesseur Abdullah Gül pour le comprendre. Mais l’ambition, le charisme et le talent politique – ainsi que le manque de scrupules, le sens de la dissimulation et de la manipulation – d’Erdogan ne devraient pas cacher l’arrivée à maturité d’une nouvelle Turquie.
Cette Turquie, moderne à sa façon, a déjà pris tout ce dont elle avait besoin de l’Europe. Elle déploie aujourd’hui une culture politique et une synthèse identitaire spécifiques où la religion musulmane joue un rôle inconcevable dans le modèle occidental. L’ampoule illuminée, emblème de l’AKP, nous rappelle son attachement à la dimension purement technologique et utilitaire du progrès importé. Pour le reste, la Turquie entend désormais puiser son inspiration ailleurs.
*Photo: Sipa. Numéro de reportage : AP21773011_000005.
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