Le Sénat de la République a heureusement rejeté le projet de loi de ratification de la Charte européenne des langues régionales. Nous avons sans doute échappé à un processus de désintégration politique et d’éthnification culturelle de l’espace public.
L’adoption de ce texte aurait ouvert la voie à la « reconnaissance officielle » de langues encore pratiquées par quelques centaines de milliers de locuteurs dans certaines de nos régions, c’est-à-dire à la légalisation de certaines langues comme administratives et de pratique commune.
Il ne s’agissait absolument pas, à travers cette reconnaissance officielle, de mettre fin à une oppression quelconque des locuteurs. Ceux qui veulent pratiquer « l’u corsu » en Corse, le « brezhoneg » en Bretagne, ou « l’arpitan » en Savoie peuvent le faire en toute liberté dans leur espace privé, au café ou même l’apprendre à l’école. Ils sont moins de 70.000 en Corse, moins de 180.000 en Bretagne, moins de 600.000 en terre occitane, moins de 50.000 au Pays Basque, près de 80.000 en Savoie et 600.000 en Alsace, sans oublier 30.000 flamingants dans le Nord. En tout 1,6 millions de personnes pratiquant régulièrement et maîtrisant la langue de leurs ancêtres. Cela représente moins de 3% de la population française, 9% si on y ajoute les Français qui pratiquent occasionnellement ces langues ou en maîtrisent quelques notions.
La question posée aux sénateurs ne concernait pas la pratique ou la sauvegarde de ces langues comme éléments de notre patrimoine culturel national – le débat a été tranché par la loi du 23 juillet 2008 qui les inscrit dans la Constitution comme « faisant partie du patrimoine culturel de la France ». Toute personne qui veut entretenir ce patrimoine et perpétuer cette culture a les moyens de le faire, notamment en demandant à l’Education nationale de lui donner les cours ad-hoc.
De l’affirmation linguistique à la revendication politique
La question posée concernait le statut politique de ces langues. En approuvant la Charte européenne, la République aurait entériné le fait que des communautés puissent revendiquer la reconnaissance administrative et officielle de leurs langues ancestrales. Les Corses de Carghèse auraient pu réclamer que les décrets municipaux de leur village soient rédigés en corse. Ceux de Bonifacio qu’ils le soient en sarde (on ne parle pas corse à Bonifacio !). Les Bretons de Ploërmel auraient pu exiger que le plan régional d’action sociale leur soit communiqué en breton et que les cours soient dispensés à l’école en breton, y compris les cours de littérature française. Au terme de ce processus de régionalisation linguistique de notre droit et de nos pratiques administratives, ce sont toute la législation, tous les panneaux indicateurs, les conventions sociales des entreprises, les contrats de travail, ou bien encore les applications SNCF sur votre smartphone qu’il aurait fallu traduire à la demande de groupes d’action régionalistes.
Cela peut paraître anecdotique et sans doute exagéré, si l’on considère les flamingants dans le nord ou les pratiquants du berrichon dans le Bourbonnais. Ils pèsent peu et n’auraient sans doute jamais obtenu gain de cause. Mais qui peut dire que l’Etat n’aurait pas dû céder aux injonctions politiques des Basques ou des Corses, voire même des Bretons ? Car c’est bien de revendication identitaire qu’il s’agit. Faire de la langue de sa communauté une identité politique agissante pour affirmer l’autonomie de cette communauté dans la République, et à terme en dehors de la République. Qui peut contester le rôle qu’a joué la reconnaissance du catalan comme langue officielle de la Catalogne et comme force agissante qui conduira sans doute au séparatisme catalan et peut-être même à une guerre de sécession en Espagne ? Seul notre Premier ministre semble s’en réjouir en proposant d’accueillir le Barça dans le championnat de France de Football !
Du régionalisme au multiculturalisme
La ratification de la Charte européenne des langues régionales aurait ouvert en France une crise d’unité nationale. Depuis la ratification de l’édit de Villers-Cotterêts en 1539, la France a construit son unité autour de la langue Française. La ratification aurait mis un terme à ce processus centripète pour nous engager dans la voie d’un communautarisme centrifuge. Car ne nous y trompons pas, ce ne sont pas tant les préoccupations régionalistes qui auraient été les plus mortifères pour la République. Ç’aurait été les revendications culturalistes. Dans le contexte multi-culturaliste actuel, la ratification aurait été un instrument politique de première importance dans les mains de tous ceux qui veulent affirmer leur identité en marge du modèle républicain. Il y a en France plus d’un million de personnes portugaises ou d’origine portugaise, lusophones pour beaucoup d’entre elles. Pourquoi refuser à plusieurs centaines de milliers de Portugais ce qu’on accorderait à 70.000 Corses ? On voit que la question linguistique dépasse largement la question régionale pour entrer dans la dimension culturelle.
Et se serait posée, bien évidemment, la question de l’intégration. Celle-ci est bien fragile aujourd’hui, mais elle tient encore à peu près par la langue. La langue française est mal prononcée (le wesh de banlieue), elle est malmenée, elle est parfois stigmatisée, mais elle est encore (mal) enseignée à tous les migrants et pratiquée par tous les immigrés qui veulent travailler et vivre dans notre pays. Imaginons maintenant qu’au nom de la Charte européenne des langues régionales, des groupes de pression réclament son interprétation extensive à la notion de langue culturelle et exigent que 5 millions d’Arabes français ou immigrés puissent recevoir leur enseignement en arabe à l’école de la République, que les plans de métro en Seine Saint-Denis soient édités en arabe, que les panneaux indicateurs d’Argenteuil soient peints en français et en arabe comme ils le sont en français et en corse à Bastia, que le double étiquetage français et arabe soit imposé sur tous les produits dans les supermarchés Leclerc de la région parisienne…
Voilà le processus de désintégration auquel nous aurait conduit la ratification de la charte européenne. Il faut donc remercier les sénateurs qui ont voté contre ce projet de loi scélérat. Scélérat et irresponsable. Car il aurait ouvert en France un processus de désintégration républicaine et de désunion nationale tout aussi mortifère pour notre pays que le processus indépendantiste catalan en Espagne. Plus encore si l’on prend en compte la dimension ethnico-religieuse qu’aurait pu prendre ce problème. Mais il ne fait pas de doute que ce n’est que partie remise, et qu’il faudra encore se battre pour défendre la République.
*Photo : Wikipedia.
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