Angela Merkel, chancelière de l’Europe


Angela Merkel, chancelière de l’Europe

Europe Angela Merkel

L’été 2015 restera peut-être dans l’Histoire comme celui de la révélation à tous d’une réalité que seule une minorité d’esprits lucides avaient jusque-là perçue : l’Union européenne se résume désormais à l’organisation chaotique de l’hégémonie allemande sur le Vieux Continent. On assiste à une entreprise de vassalisation rampante, et d’apparence bienveillante, des gouvernements et des peuples par une nation dotée d’une économie, d’un système politique et d’une classe dirigeante plus performants et plus efficaces que leurs homologues dans tous les autres pays membres de l’UE.

Dans tous les domaines qui ont nourri l’actualité de cette période, la « raison allemande » s’est imposée, parfois avec une brutalité pétrie de bonne conscience, au détriment des intérêts et des aspirations de ses partenaires, qui ont vu leurs gouvernants réduits au rôle de comparses tentant de sauver un minimum de dignité et de protéger, à la marge, les intérêts matériels et moraux de leurs mandants.

La crise grecque s’est provisoirement éloignée du bord de l’abîme, une sortie désordonnée de ce pays de la zone euro, facteur de déstabilisation voire de naufrage de la monnaie unique européenne. L’Allemagne n’était pas encore prête, psychologiquement et économiquement, à affronter le choc qu’aurait provoqué ce séisme. Mais l’expulsion planifiée d’un pays rétif à l’adoption de l’ordolibéralisme germanique reste une option possible, voire souhaitée, dans une Allemagne qui continue à en étudier sérieusement les modalités techniques et politiques. Toute l’habileté tactique d’Alexis Tsipras, tous les gages donnés aux tourmenteurs d’outre-Rhin et à leurs auxiliaires zélés ou contraints n’auront aucun effet réel : la confiance des Allemands envers les Grecs est durablement, sinon définitivement, détruite. Le drame antique qui s’est joué entre Athènes, Berlin et Bruxelles a conforté les dirigeants allemands dans leur certitude inébranlable que la zone euro ne doit pas évoluer, comme le rêvent les eurobéats, vers un espace de transferts et de solidarité, à l’image de ce qui se produit peu ou prou au sein de chacune des nations qui la composent.[access capability= »lire_inedits »] Avouons-le : si j’étais allemand, je ne serais pas totalement insensible à ce point de vue. Lorsque des voisins, même sympathiques et amicaux, utilisent le « credit rating », que vous avez obtenu par votre travail et la gestion prudente de votre budget, pour faire à peu près n’importe quoi (retraites gonflées et largement anticipées, clientélisme effréné dans la création et l’attribution d’emplois publics, incapacité à faire rentrer l’impôt), il n’est pas illégitime de s’interroger sur la pertinence de leur maintien dans un club de gens sérieux. Les affects de notaires ou d’épiciers ne sont pas aussi méprisables que les artistes pétitionnaires voudraient nous le faire croire. Sans notaires ni épiciers ou autres humains exerçant pour vivre des activités prosaïques sources de comportements vulgaires, les artistes n’auraient pas les moyens de donner libre cours à leur créativité évidemment sublime.

La crise grecque a donc mis en lumière l’inanité d’une pensée prétendant que l’Europe progressait de crise en crise vers toujours plus d’intégration, avec comme corollaire que l’intérêt commun de l’Union allait peu à peu se substituer aux intérêts particuliers des États qui la composent. Cette crise s’est soldée, pour l’instant, par la meilleure solution provisoire convenant au principal créancier de la Grèce, l’Allemagne, alors qu’elle aurait pu être l’occasion d’une remise à plat de l’idéal d’une monnaie unique conçue comme créatrice de solidarité à l’intérieur et facteur de compétitivité à l’extérieur. La France, dans cette affaire, s’est contentée du rôle mineur de deuxième plus important créancier, donc contrainte de suivre, bon gré mal gré, la stratégie erratique conçue au jour le jour à Berlin, faute de pouvoir en imaginer une autre et nouer les alliances permettant de la faire prévaloir. Ce que le Zollverein a réussi, au xxe siècle, pour construire la nation allemande ne se reproduira pas à l’échelle européenne au xxie.

Une autre crise estivale a soulevé l’émotion hexagonale, et désespéré encore plus les campagnes françaises : l’effondrement des prix de la viande porcine et de la production laitière. Cette crise a été conjoncturellement déclenchée par les contre-mesures de boycott des produits agricoles de l’UE instaurées par Vladimir Poutine à la suite des sanctions imposées à la Russie après l’affaire ukrainienne, mais cela n’a fait qu’accélérer une tendance largement amorcée. La fin de la politique agricole commune de l’UE (PAC), en fait un protectionnisme organisé en faveur des produits agricoles intracommunautaires, a révélé l’addiction des agriculteurs français à ce système d’économie administrée, permettant à des exploitations de taille moyenne d’échapper à la concurrence du marché mondial (et aux grosses exploitations de se faire du blé, au sens propre comme au figuré). Pour survivre dans la concurrence mondialisée, les éleveurs de porcs ou de vaches laitières français auraient dû suivre l’exemple de leurs collègues néerlandais ou danois, abandonner leur identité paysanne, se regrouper et devenir des industriels de la production agroalimentaire jouant avec les marchés mondiaux de coûts de l’alimentation animale pour rester compétitifs sur le marché intérieur et à l’international. Ou alors se consacrer au développement de niches dans la production haut de gamme, devenir des producteurs de Rolls Royce ou de Mercedes de la bouffe, mais cela se conçoit et se prépare bien en amont, et non pas dans un contexte de panique existentielle…

Une fois encore, la gestion de cette crise a été pilotée de Berlin, via Bruxelles, dans le sens le plus favorable aux intérêts allemands dans le secteur. L’Allemagne, en effet, dispose, pour des raisons historiques, de vastes surfaces agricoles dans l’ex-RDA, exemptes de paysans[1. Les plaines du nord de l’Allemagne orientale (Brandebourg et Mecklembourg) ont été mises en valeur par des colons allemands à partir du Moyen Âge, et constituées en grands domaines possédés par des aristocrates (les junkers), employant des semi-serfs d’origine slave, puis germanisés. Entre 1945 et 1989, ces domaines ont été transférés aux coopératives agricoles communistes, qui employaient les mêmes comme salariés de la terre. Il n’existe donc pas de paysannerie traditionnelle.], donc de problèmes. Elle dispose, de surcroît, avec les Polonais, d’une main-d’œuvre bon marché toute proche pour y développer des productions à forte valeur ajoutée exigeant des bras, comme les asperges, par exemple. Résultat : le lait à 25 centimes d’euro le litre et le porc à 1,25 euro le kilo, ce qui étrangle les Bretons… Les Français sont donc gentiment priés de se débrouiller seuls avec la colère de leurs agriculteurs.

Reste, enfin, la grande affaire de la vague de migration vers l’Europe de populations fuyant la guerre qui embrase tout le Moyen-Orient, vague à laquelle se trouvent mêlés des migrants économiques originaires des Balkans, du Maghreb et d’Afrique subsaharienne. Cet épisode a révélé l’ampleur du malentendu (pour rester poli) qui s’est instauré au sein des élites politico-médiatiques françaises concernant le jugement et l’évaluation de l’attitude de la chancelière Angela Merkel face à cette crise, et occulté ses conséquences pour l’avenir de l’Europe.

Que souhaitait Merkel au début du mois de juillet, alors que, à la faveur d’un été clément, des masses de réfugiés se pressaient de plus en plus aux portes de l’UE ? Communautariser les règles relatives à la gestion de l’immigration, jusque-là domaine réservé des politiques nationales. Comme on l’aura compris à la lumière des exemples précédents, communautariser, pour Mme Merkel et ses partenaires de la coalition au pouvoir à Berlin, signifie élargir à l’ensemble de l’UE les critères qui conviennent à la situation allemande dans ce domaine. Pour des raisons historiques et culturelles, la présence, depuis des décennies, sur le territoire allemand, de nombreux travailleurs turcs, non intéressés par l’intégration en Allemagne, n’a pas provoqué d’angoisses identitaires dans la plus grande partie de la société allemande (à l’exception du territoire de l’ex-RDA, mais ce phénomène reste sous contrôle) et ne pèse pas dans le champ politique. La RFA n’a connu, au cours de son histoire, ni émeutes de banlieue, ni attaques terroristes, ni retour cyclique des incendies de voitures dans les « quartiers ». Les facteurs de délinquance liés à l’immigration relèvent pour l’essentiel d’un système mafieux issu des Balkans, principalement d’Albanie et du Kosovo.

Berlin s’empresse donc de décréter que ces pays sont « sûrs », excluant ainsi ces populations du bénéfice du droit d’asile. En revanche, elle est à la recherche de nouveaux Homo economicus susceptibles de pallier l’effroyable déficit démographique dont le pays souffre depuis un demi-siècle. Comme l’immigration intracommunautaire ne suffit pas à satisfaire les besoins (les jeunes chômeurs qualifiés d’Europe du Sud préfèrent tenter leur chance en Grande-Bretagne, en Amérique du Nord, au Brésil, en Australie ou même en France…), il faut donc établir des règles qui permettent à l’Allemagne de choisir le haut du panier de la force de travail en mouvement. Or il se trouve que la dernière vague de réfugiés syriens est de « bonne qualité », selon ces critères. Elle se compose, en grande partie, de personnes éduquées, venant en famille, ayant vendu leurs biens en Syrie pour financer leur voyage et les premiers frais de leur installation.

Quand l’utilitarisme bien compris peut se doubler d’une plus-value en termes d’image à l’échelle planétaire, pourquoi s’en priver ? Le coup de com d’Angela Merkel « mettant la honte » à ses voisins égoïstes et sans cœur envers ces pauvres réfugiés dont les enfants meurent sur les plages des îles grecques a failli connaître une réussite totale, avec la complicité de médias français et internationaux totalement ignorants de la situation allemande. Celle-ci est complexe : le besoin d’être aimé, de surmonter l’opprobre dont le peuple allemand fut l’objet après Hitler, coexiste dans les consciences avec la conviction de détenir une vérité intangible sur la manière de bien conduire une démocratie moderne et performante.

De nombreux Allemands sont sincèrement persuadés qu’il faut souhaiter la bienvenue aux damnés de la terre, particulièrement dans les grandes métropoles prospères et libérales, où ils débarquent après leur périlleux périple. Ils sont ravis d’être montrés en exemple pour leur générosité et leur compassion. Ils n’ont pas de comptes douloureux à régler avec des civilisations et des cultures, conséquence d’un long passé colonial ou esclavagiste. La gestion de leur repentance s’est concentrée sur leurs rapports aux Juifs et à l’État d’Israël. Mais ils sont également soucieux de préserver leur culture et leur mode de vie : ils veulent bien accueillir de futurs producteurs sans pour autant les inviter à la citoyenneté et à l’intégration culturelle. Connaît-on aujourd’hui beaucoup de Turcs, même installés en Allemagne depuis deux ou trois générations, devenus écrivains, cinéastes, philosophes allemands ?

Il n’aura pas fallu attendre plus d’une semaine pour que cette image sulpicienne (Merkel en Mère Teresa à la une du Spiegel !) soit totalement brouillée par le retour du réel : l’appel d’air provoqué par la « générosité de Merkel » a révélé que tous les migrants n’étaient pas syriens, et que les capacités d’absorption de l’Allemagne étaient limitées. Merkel est chahutée au sein même de sa coalition, par une CSU bavaroise qui déroule le tapis rouge devant Viktor Orban et ses amis tchèques et slovaques. Ceux-ci n’apprécient guère le diktat de Merkel qui leur met le pistolet sur la tempe pour les contraindre à prendre leur quota de migrants, au mépris de l’histoire de ces nations centre-européennes, dont l’émergence et la survie sont liées à la défense de leur identité culturelle face à des empires oppresseurs. Une fois de plus, Merkel gagne à Bruxelles sur la question des quotas, avec la molle complicité de la France, encore une fois prise à contre-pied. Paris aurait pu rappeler, par exemple, que le peu d’empressement de Berlin à soutenir les opérations françaises contre le djihadisme en Afrique et son opposition de principe à toute mise en œuvre du hard power susceptible de tarir, à la source, l’afflux de réfugiés ne sont pas étrangers à la crise actuelle. Mais tout cela, c’était avant l’affaire Volkswagen, bien plus dommageable pour l’avenir de l’Allemagne d’Angela que toutes ces péripéties estivales.[/access]

*Photo : Picture Alliance / Rue des Archives.

Octobre 2015 #28

Article extrait du Magazine Causeur



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