Pourquoi les migrants migrent


Pourquoi les migrants migrent

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 « Pour les Syriens, c’est soit l’Europe, soit la mort ! » C’est avec cet argument que Bernard Moraine, maire divers gauche de Joigny (89), a essayé de convaincre l’une de ses administrées, devant les caméras du JT de France 2, de la nécessité d’accueillir des migrants dans la ville. L’ombre terrible du corps inanimé d’Aylan Kurdi, le garçonnet syrien échoué sur une plage turque, planait bien entendu sur cet échange furtif. Un Rimbaud du xxie siècle pourrait lui dédier « Le Dormeur de la plage », tant la photo donne l’impression que l’enfant est seulement assoupi et qu’il va, d’un instant à l’autre, ouvrir les yeux et demander son père et sa mère. Cependant, aussi émouvante soit cette image dont on nous a répété sur tous les tons qu’elle valait tous les discours du monde, elle ne véhicule en réalité que des raccourcis et des approximations qui brouillent le débat public. L’afflux de demandeurs d’asile constitue en effet la quatrième vague migratoire depuis 1945 (après l’immigration liée à la Seconde Guerre mondiale, l’immigration de travail des années 1950-1960 et l’immigration familiale et économique des années 1970-2000), et elle pourrait changer en profondeur les sociétés européennes. Dans ces conditions, il serait irresponsable d’en rester au stade de l’émotion. Pour définir la bonne politique, il faut donc commencer par bien nommer les choses.[access capability= »lire_inedits »]

Commençons par la tragédie indéniable des Kurdi, cette famille syrienne qui a perdu trois de ses membres au large des côtes turques dans la nuit du 3 au 4 septembre. Selon le journaliste syrien Mustefa Ebdi, interrogé par l’AFP, les Kurdi, qui habitaient Damas, ont quitté la capitale syrienne pour Alep en 2012, avant de gagner Kobané, probablement pour rejoindre d’autres membres de leur famille. Quand, à l’automne 2014, cette ville est attaquée par les forces de l’État islamique, les Kurdi partent en Turquie où ils séjournent quelques mois. Début 2015, la victoire des milices kurdes leur permet de regagner Kobané. Mais la reprise des combats autour de la ville en juin est sans doute la crise de trop. Les Kurdi décident de quitter la Syrie pour essayer d’émigrer au Canada, où vit la sœur du père, Abdullah Kurdi.

Malheureusement, les Kurdi  ne parviennent pas à obtenir le statut de réfugiés qui leur permettrait de partir directement pour le Canada, notamment parce qu’ils ne possèdent pas de passeports, le gouvernement syrien n’en délivrant pas à ses citoyens kurdes. Ils prennent donc un bateau pour l’Europe où ils espèrent décrocher leur visa canadien. On connaît la triste suite. Les médias ont peu parlé, cependant, du fait qu’Abdullah Kurdi avait choisi de rester à Kobané où il a enterré  sa femme et de ses deux fils. Depuis, il ne veut plus quitter la ville. Sans minimiser les difficultés et les dangers auxquels cette famille a dû faire face, on peut difficilement prétendre qu’au moment d’embarquer pour la périlleuse traversée des côtes turques vers Kos, les Kurdi avaient la mort aux trousses.

Autrement dit, le problème de la plupart des Syriens qui affluent en Europe n’est pas de sauver leur peau mais de se trouver un avenir. Qu’ils errent en Syrie comme les Kurdi ou qu’ils croupissent dans les camps de réfugiés en Jordanie, au Liban et surtout en Turquie, quelque 10 millions de Syriens ont toutes les raisons de s’interroger sur leur avenir après des années de guerre civile. En l’absence d’horizon collectif et individuel, ils ne savent pas s’ils doivent prendre leur mal en patience ou s’ils feraient mieux, au contraire, de se mettre en mouvement pour sortir de la dépendance humanitaire, commencer à se reconstruire, à étudier, travailler et s’inventer un nouveau futur pour eux-mêmes et leurs familles.

Ce n’est donc pas une menace directe qui incite des centaines de milliers de personnes, souvent installées dans des camps en lieu sûr à l’abri de la guerre, à émigrer. Ce n’est pas la mort qui les pousse mais le désir de vivre qui les attire. Leur projet – tout à fait légitime de leur point de vue – est donc de devenir résidents et citoyens des pays européens, notamment de l’Allemagne. Cette migration est – et il faut le dire clairement – une migration de peuplement, c’est-à-dire un déplacement dont l’objectif est l’installation définitive dans le pays d’accueil. Si on rappelle que la Syrie, l’Irak, la Libye et le Yémen n’ont plus les capacités de garantir la sécurité de leur population, cela signifie qu’il existe dans ces régions un « réservoir » d’immigration potentielle de plusieurs millions de personnes. Après les vagues de l’été, essentiellement constituées de jeunes physiquement et mentalement aptes à relever les défis de la traversée des frontières et de l’installation dans les pays d’accueil, leurs familles restées à l’arrière les rejoindront. C’est d’ailleurs le schéma qu’aurait dû suivre la famille Kurdi si elle n’avait pas connu le sort funeste que l’on sait. Teema Kurdi, la tante d’Aylan qui a épousé un Canadien en 1992, vit à Vancouver où elle travaille comme coiffeuse. Elle avait envoyé l’argent (5 000 dollars canadiens) pour payer les passeurs et entrepris les démarches nécessaires pour faire venir son frère, sa belle-sœur et ses neveux.

Rien n’est plus normal et il faut donc s’attendre à ce que cela se passe ainsi pour la plupart de ceux qu’on voit aujourd’hui arriver en Europe. Face au destin tragique de ces millions d’êtres humains qui n’ont pas le privilège d’être nés dans des pays prospères et pacifiés, l’émotion est évidemment légitime. Mais elle ne suffit pas. Les décisions qui sont prises aujourd’hui affecteront nos sociétés pour des décennies. Dès lors qu’on ne nous demande pas de fournir une assistance urgente et provisoire mais d’accueillir les arrivants comme nos futurs concitoyens et de tout mettre en œuvre pour les intégrer, le devoir des gouvernants (et accessoirement des observateurs) est de dire la vérité. La faillite de plusieurs États et sociétés arabes, suite tragique du printemps arabe, à laquelle s’ajoutent les crises en Afrique et en Afghanistan, risque de déverser sur l’Occident (Europe, États-Unis, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande) plusieurs millions de réfugiés. Seront-ils aussi assimilables que les Italiens arrivés dans les régions viticoles du Midi à la fin du xixe siècle et dans la Lorraine des années 1920, que les Espagnols arrivés à la fin des années 1930 ou que les Juifs polonais arrivés dans les années 1920-1930 ? Voici les questions que des images bouleversantes nous empêchent, hélas, d’aborder.[/access]

*Photo: Sipa. Numéro de reportage : 00726791_000024.

Octobre 2015 #28

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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