La Grande Guerre n’a pas eu lieu. 10 millions ne sont pas morts. 20 millions n’ont pas porté, leur vie durant, les séquelles des combats. Verdun et ses alentours ont continué à offrir leurs paisibles pâtures aux bêtes, et ce qui fit le plus mal, en août 1914, fut la piqûre des taons qui ennuient les chauds dimanches le long des berges de la Marne.
La Grande Guerre n’a pas eu lieu. Tout cela ne fut qu’un rêve, un effroyable songe. Les générations se survécurent et l’on se réveilla, le 12 novembre 1918, comme si rien ne s’était passé : les pacifistes de 1914 continuèrent à prôner la paix, les nationalistes la guerre et les antidreyfusards antidreyfusardèrent comme pas un. C’est ce que la presse, AFP en tête, nous a appris, après la visite de Nadine Morano à Charmes, la ville natale de Maurice Barrès.
Barrès ? Un « nationaliste », un « antidreyfusard », « un des idéologues de l’extrême droite française ». Le pompon revient à François Wenz-Dumas, journaliste à Libération. Il écrit fort doctement qu’avec Les Déracinés et La Colline inspirée, Barrès dénonce « la menace que les « barbares » feraient peser sur la France ». Sauf que non. Les Déracinés n’ont rien à voir avec ce que l’excellent François Wenz-Dumas a appris de Wikipedia. Ils mettent en scène sept jeunes Lorrains montés à Paris et prêts à en découdre avec un monde qu’ils méprisent. « Serons-nous de simples utilités anonymes dans notre époque ? » : voilà la question de ce roman-phare dans l’œuvre du Prince de la jeunesse. Quant aux « barbares », ils désignent, chez le Barrès du Culte du Moi, le milieu social et intellectuel qui brime l’individu. Les « barbares », ce sont « les convaincus sourds et bruyants », ceux qui professent : « Nous avons au fond de nos poches la considération, la patrie et toutes les places. Nous avons créé la notion du ridicule contre ceux qui sont différents… »
Pour La Colline inspirée considérée sous le jour nouveau de la défense et de l’illustration des « valeurs nationalistes », l’éminent journaliste de Libé repassera. Un autre jour. Quand il aura ouvert ce livre[2. Tout laisse croire, pourtant, qu’il ne le fera pas : son brillant articulet consistait avant tout à noircir le portrait de Barrès pour aboutir à une conclusion bien sentie : « Il arrive à Henri Guaino, conseiller spécial et auteur de ses principaux discours de Nicolas Sarkozy, de citer Maurice Barrès. Ou de s’en inspirer. Par exemple le 27 octobre dernier dans le discours sur les paysans, quand il fait dire au président de la République que « l’identité nationale est constituée du rapport singulier des Français avec la terre ». » Evidemment, le « rapport singulier des Français avec la terre » n’existe pas. C’est bien pour cette raison qu’aucun président français n’alla jamais, chaque Pentecôte, gravir la roche de Solutré, se reposer, l’hiver venu, à Latché et encore moins poser sur une affiche électorale devant un village français modèle.].
La pensée de Barrès est mouvante. Elle épouse, dans une large mesure, son époque, aussi vite que Barrès lui-même épousa, du socialisme au boulangisme, des idéaux politiques successifs… Est-ce bien d’ailleurs le Barrès nationaliste et revanchard qui écrit, en 1884, dans le premier numéro des Taches d’encre : « Nous avons des pères intellectuels dans tous les pays. Kant, Goethe, Hegel ont des droits sur les premiers d’entre nous[1. Est-ce le Barrès prétendument xénophobe qui, en 1907, lors de son discours de réception à l’Académie française, fait l’éloge de son prédécesseur, José-Maria de Heredia, en ces termes : « Les influences les plus lointaines et les plus diverses se fondent dans l’esprit français… L’illustre poète de qui je dois prononcer l’éloge était né d’un sang étranger. Il s’est rangé par un choix exprès sous notre discipline spirituelle. Nos grands modèles et notre public l’ont guidé. En étudiant l’auteur des Trophées, nous nous appliquerons, si vous le voulez bien, à reconnaître, une fois de plus, comment la France, héritière de la Grèce et de Rome, excelle à frapper des médailles avec un or étranger. »] » ?
Heureusement que notre grand Momo national est mort en 1923 : nos belles âmes n’auraient pas hésité à le faire passer pour la petite sœur de Hitler…
Barrès, un type infréquentable ? Soit. Il faudra expliquer alors pourquoi il est le seul écrivain français à trouver grâce aux yeux d’Aragon dans Le Traité du style. Il faudra expliquer pourquoi il est, avec Chateaubriand, l’un des écrivains français dont la postérité littéraire est aussi prolifique. Aragon, Mauriac, Montherlant et Malraux ne furent pas simplement fascinés par Barrès : ils s’en revendiquèrent les héritiers. Il faudra expliquer également pourquoi Léon Blum, qui était l’un de ses amis, déclara à sa mort : « Aucun Français n’aura eu pendant aussi longtemps une telle importance parmi nous. » Il faudra, surtout, expliquer pourquoi Barrès écrivit, en 1917, l’un de ses plus beaux textes : Les diverses familles spirituelles de la France.
Dans ce livre court, où il reproduit des témoignages et des lettres de soldats de la Grande Guerre, Barrès procède à un aggiornamento de sa conception de l’identité nationale. Etre français, ce n’est plus seulement rallier sa conscience à la terre et aux morts[2. On m’expliquera un jour quel mal il y a à s’émouvoir devant les paysages de son enfance et à s’incliner pieusement devant les tombes de ceux qu’on a aimés. Vaudrait-il mieux les tagger, exhumer les cadavres et danser avec eux ?] : c’est une fraternité, voulue et conquise, entre les vivants.
Il rend un hommage appuyé aux anciens pacifistes, partisans de Gustave Hervé comme d’Albert Thierry, devenus d’ardents combattants une fois la guerre venue. Et lui, qui avait été antidreyfusard, célèbre maintenant « le désir passionné d’Israël de se confondre dans l’âme française ». Il rapporte même l’histoire du rabbin Bloch (qui officiait avant guerre à Remiremont et deviendra le grand rabbin d’Alger) :
« Dans le village de Taintrux, près de Saint-Dié, dans les Vosges, le 29 août 1914 (un samedi, le jour saint des juifs), l’ambulance du 14e corps prend feu sous le tir des Allemands. Les brancardiers emportent, au milieu des flammes et des éclatements, les cent cinquante blessés. L’un de ceux-ci, frappé à mort, réclame un crucifix. Il le demande à M. Abraham Bloch, l’aumônier israélite, qu’il prend pour l’aumônier catholique. M. Bloch s’empresse : il cherche, il trouve, il apporte au mourant le symbole de la foi des chrétiens. Et quelques pas plus loin, un obus le frappe lui-même. Il expire aux bras de l’aumônier catholique, le Père Jamin, jésuite, de qui le témoignage établit cette scène. Nul commentaire n’ajouterait rien à l’émotion de sympathie que nous inspire un tel acte, plein de tendresse humaine. Un long cortège d’exemples vient de nous montrer Israël qui s’applique dans cette guerre à prouver sa gratitude envers la France. De degré en degré, nous nous sommes élevés ; ici la fraternité trouve spontanément son geste parfait : le vieux rabbin présentant au soldat qui meurt le signe immortel du Christ sur la croix, c’est une image qui ne périra pas. »
Pour aggraver son cas, Barrès, qui rend hommage à la « grandeur » des « idées curieuses » de Herzl (drôle d’engeance qu’un antisémite sioniste !), écrit : « Une grande affaire d’Israël dans son éternelle pérégrination, c’est de se choisir une patrie. Il ne la tient pas toujours de ses aïeux ; il l’acquiert alors par un acte de volonté, et sa nationalité est sur lui comme une qualité dont il se préoccupe de prouver qu’il est digne. » Il a une drôle de tête, notre antisémite national : le voilà professant que les juifs savent mieux que quiconque ce qu’être français veut dire…
La Grande Guerre fut, pour Barrès comme pour beaucoup de sa génération, le moment d’une révolution intellectuelle sans précédent. Les va-t-en-guerre de 1914 défilaient maintenant en tête des cortèges d’anciens Poilus et de Gueules cassées, criant plus qu’à leur tour : « Plus jamais ça ! » Dreyfusards et antidreyfusards, laïcards et calotins, républicains et monarchistes : tout ce qui avait divisé la France avant guerre avait disparu à Verdun et à Douaumont. Ce n’était plus une posture réclamée par l’Union sacrée. Un changement radical s’était produit dans les consciences, un changement si profond qu’un antidreyfusard comme Barrès était devenu « philosémite »… Rien, écrivait Barrès, ne serait plus jamais comme avant : « Eh ! Quoi, les mêmes forces qui, hier, nous précipitaient les uns contre les autres et que la mobilisation a rompues, voudraient se reconstituer ? Sans doute. Mais, cette fois, ce n’est plus pour aucune œuvre de division, ni d’exclusion, et sur cette diversité se fonde l’amitié la plus belle et la plus agissante. »
Nadine Morano a eu raison de se rendre à Charmes – et grand tort de s’excuser de s’y être rendue, après que des journalistes si scrupuleux qu’ils érigent leur propre ignorance en vérité historique lui en eurent fait le reproche. Elle aurait même dû pousser le pèlerinage plus loin et gravir la colline de Sion – ça ne monte pas des masses. Au pied de la Lanterne dédiée à Barrès, nous allions, enfants lorrains, gratter la terre pour cueillir des étoiles. Ce n’est pas une licence poétique plus que médiocre : il suffit, là-bas, à Vaudémont, de se baisser pour récolter des lis de mer fossilisés, minuscules étoiles de terre. C’est que, comme l’écrivait, Barrès : « L’esprit français le plus local, le plus indigène, a toujours de l’universalité. »
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