La France, pays laïc de culture catholique


La France, pays laïc de culture catholique

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Retrouvez la première partie de l’entretien ici.

Causeur. Qu’est-ce qui est le plus dramatique : le déni des autorités musulmanes, ou la complaisance de nos gouvernants ?

Pierre Manent. Il est fort troublant en effet que le ministre de l’Intérieur, après les attentats de janvier, ait été incapable de dire aux représentants de l’islam de France : « Écoutez, nous allons parler de tous les problèmes, y compris donc des problèmes de radicalisation ! » Que, si peu de temps après les crimes de janvier, le ministre de l’Intérieur n’ait pas eu l’autorité d’imposer seulement l’ordre du jour d’une telle réunion, c’est un des signes les plus inquiétants de la situation politique de notre pays.

Cependant, il y a un paradoxe dans votre livre. Votre diagnostic est sans concession, mais vos conclusions pratiques excessivement modérées. Vous défendez en effet des accommodements qui peuvent sembler parfaitement déraisonnables. Au fond, quelle est la différence entre ce « multiculturalisme réaliste » et la soumission que décrit Houellebecq ?

Je ne prône pas le multiculturalisme. Ce modèle tend à faire de l’institution politique une agence de cohabitation entre les différentes communautés. Ce n’est pas du tout ma perspective. Si je plaide pour la reconnaissance de l’islam comme un fait social, la perspective est de l’entraîner à participer à un rassemblement civique dans le cadre national.

Vous admettrez que la différence est ténue…

Elle est considérable. Proposer délibérément un compromis exigeant et généreux est au contraire la meilleure manière d’échapper à la tendance que Houellebecq a si bien décrite. Sans cela, on ira très clairement vers la soumission.[access capability= »lire_inedits »]

Consentir à certaines concessions en espérant limiter le changement de civilisation, n’est-ce pas déjà une façon d’abdiquer ?

Ah non ! Je crois encore que les décisions politiques restent l’élément le plus déterminant dans l’histoire des hommes. Notre situation actuelle a été déterminée par une succession d’absences de décision depuis trente ou quarante ans. Nous devons nous décider à décider. Je souhaite que nous fassions une place aux musulmans en tant que tels, mais comme partie de la nation française, une nation qui poursuivra son aventure dans l’espace européen ou occidental sans se laisser encalminer dans le monde arabo-musulman. Garder notre indépendance politique et spirituelle en faisant vraiment entrer nos concitoyens musulmans dans la chose commune, c’est une perspective qui ne me paraît pas défaitiste.

Qu’est-ce que l’indépendance « spirituelle » d’un pays laïque comme le nôtre ? Vous soutenez l’idée que la France reste une nation chrétienne. Or, l’ambition, peut-être naïve, du « catéchisme républicain » est justement de définir un bien commun en dehors de toute transcendance.

Notre régime a ôté à l’association religieuse tout pouvoir politique tout en garantissant sa liberté propre. La laïcité a ouvert à chacun la possibilité de suivre un parcours complet d’éducation entièrement indépendant de toute institution religieuse. Cependant, cette reconfiguration politique est advenue dans un cadre national qui n’en a pas été essentiellement modifié. Une société et une nation de marque chrétienne et catholique ont simplement réorganisé leur dispositif politique.

En somme, la France ne serait pas « sortie de la religion » en adoptant la laïcité ?

La laïcité qui prend forme à la fin du xixe siècle et au début du xxe n’est pas une neutralisation religieuse de la société. C’est une réforme politique qui intervient, je le répète, dans une nation de « marque chrétienne ». Dans la République laïque, la composante religieuse chrétienne était présente à l’esprit des élèves, en particulier par la littérature, qui leur apprenait à s’intéresser à la religion avec Pascal et à s’en méfier avec Voltaire. Et inversement. Le problème que nous rencontrons avec l’islam a peu à voir avec celui que nous avons résolu avec la loi sur la laïcité.

Il est vrai que l’islam s’installe dans une France très largement irréligieuse.

Je crois que nous nous connaissons très mal nous-mêmes. Et je ne crois pas que nous soyons autant sortis de la religion que nous le pensons. Notre insistance à le dire finit par être suspecte. Peut-être fuyons-nous le fantôme, mais il nous poursuit ! On parle beaucoup de religion dans notre société définitivement irréligieuse… Certes, depuis Vatican II, l’Église a renoncé à être ce pôle autoritaire qui nous pressait : « Pensez à votre salut ! » Et depuis, nous avons repoussé la question à la périphérie de la conscience collective. Aujourd’hui, l’irruption de l’islam et la recomposition du judaïsme nous obligent à nous demander sérieusement où nous en sommes avec le christianisme. Voulons-nous vraiment en finir avec la forme de vie commune qui se cherchait entre Pascal et Voltaire ?

Et si cette vie commune venait à disparaître, ce ne serait plus la France ?

Effectivement. Si nous tournons le dos à ces repères qui nous ont accompagnés depuis toujours en somme, nous vivrons ailleurs que dans cet ensemble humain si profondément éduqué, nourri, irrigué par la religion chrétienne qu’est la France. Mais ce sera peut-être très bien, et même certainement formidable !

Vous avez l’air d’y croire ! (rires)

On peut estimer que notre vie commune n’est pas pensable ni vivable sans ces éléments d’orientation que donnait la matrice chrétienne, certes très largement abandonnée comme commandement, mais dont nous avons tous besoin comme cadre d’orientation. Comme disait Péguy, le catholique, c’est celui qui a besoin de panneaux de signalisation. Il ne les regarde pas, mais il a besoin de panneaux ! L’Église catholique fournissait la signalisation de la vie commune européenne. Je ne réclame pas de retour à une forme autoritaire de présence religieuse, mais simplement la préservation de ces éléments d’orientation. Prenons l’exemple des fêtes religieuses. Il est clair que l’abandon des fêtes religieuses chrétiennes comme fêtes communes de la France serait extraordinairement destructeur.

On a le sentiment que les chrétiens sont de plus en plus écartelés entre leur aspiration à incarner l’identité française et la tentation de devenir un groupe de pression comme les autres. Or, vous ne pouvez pas être à la fois la culture majoritaire et une religion minoritaire !

Vous avez parfaitement raison. Ce qui définit l’Église, c’est un double enveloppement : elle est enveloppée par le corps politique et, d’une autre façon, elle l’enveloppe. C’est une situation extrêmement difficile à maîtriser pour les catholiques de ce pays. Je crois que les catholiques, tout en faisant respecter normalement leurs droits, sans agressivité ni zèle concurrentiel, devraient s’adresser à la France non pas comme une partie qui réclame quelque chose de ce pays, mais comme une composante de la France qui se sent responsable du tout. Le défi, pour les catholiques, c’est d’abord de prendre la mesure de cette responsabilité, ensuite de l’exercer de façon judicieuse.

Certains cathos « communautaires » donnent plutôt l’impression de vouloir devenir des musulmans comme les autres. Quand les uns voudraient rétablir le délit de blasphème, eux hurlent à la « cathophobie »…

Il y a en effet une « réaction » catholique : on réagit au changement de situation déterminé par l’irruption de l’islam. L’Église se défend aussi contre ce qu’elle ressent comme un regain de la militance laïque. Encore une fois, il faut savoir se défendre, mais cela ne devrait pas être l’axe principal de la démarche de l’Église et des chrétiens.

En tout cas, l’aspiration à retrouver ou à conserver quelque chose de la nation s’exprime bien au-delà des catholiques.

Heureusement ! Un des abandons les plus ruineux pour notre pays, c’est celui de notre langue. La classe dirigeante mesure notre progrès à la pénétration de l’anglais dans l’enseignement supérieur. Une institution comme Sciences Po puise désormais sa fierté dans sa contribution en effet éminente au désastre. Il y a aujourd’hui une divergence politique majeure entre les exigences de la constitution d’une chose commune, dont la langue française est une composante essentielle, et les passions et préjugés de la classe dirigeante. Cette dernière est quasi unanime dans le projet de retrancher de la substance française tout ce qui laisserait à notre pays une physionomie distincte dans l’humanité mondialisée. Aucun redressement de l’éducation dans ce pays ne sera possible si nous ne retrouvons pas un certain amour de  la langue française, et donc de l’aventure nationale.

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*Photo: Hannah.

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Octobre 2015 #28

Article extrait du Magazine Causeur



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