Quand par hasard, aujourd’hui, il est encore question de Bernanos, c’est le plus souvent pour ses essais. Ma première rencontre avec lui remonte, je crois, à la classe de seconde. À cette époque-là, je lisais tout ce qui concernait la guerre d’Espagne. Je vibrais avec L’Espoir de Malraux et Pour qui sonne le glas d’Hemingway. Les choses étaient merveilleusement simples. Il y avait les salauds et les héros. Les héros étaient les volontaires des Brigades internationales et les salauds étaient dans le camp d’en face, chez les fascistes. Par ce goût cornélien de l’héroïsme et du beau geste qui sommeille dans le cœur de tout jeune Français un peu frotté de littérature, je concédais que la résistance des cadets de l’Alcazar de Tolède contre les troupes républicaines ne manquait pas de panache, mais tout de même, au bout du compte, cela ne pesait pas bien lourd face à l’horreur de Guernica sublimée par Picasso. C’est alors qu’un copain catho et un peu royco, à moins que ce ne soit le contraire, me signala l’existence des Grands Cimetières sous la lune. Ce livre me prouverait, me dit-il, que l’on pouvait être de droite et pourtant avoir écrit contre le camp franquiste, coupable d’assassiner dans l’homme ce que Bernanos appelle « l’esprit d’enfance ».[access capability= »lire_inedits »]
Dans ce pamphlet, Bernanos, qui est installé à Palma de Majorque depuis 1934, raconte comment il assiste au soulèvement militaire contre la République. Tout aurait dû le pousser à s’en réjouir : il est catholique, monarchiste et, malgré quelques vicissitudes, il est resté proche de Maurras et de l’Action française. Il est déjà un écrivain reconnu depuis la parution en 1926 de Sous le soleil de Satan, qui a rencontré un très grand succès. En face, ce sont des anarchistes, des communistes, des socialistes, alors que son propre fils, Yves, a revêtu l’uniforme des phalangistes.
Oui, mais voilà, Les Grands Cimetières sous la lune sont le réquisitoire le plus féroce qui soit contre cette alliance mortifère entre le sabre et le goupillon qui montra toute son horreur une nuit de l’automne 1936 où « de pauvres types simplement suspects de peu d’enthousiasme pour le mouvement sont fusillés devant le cimetière du village. Une fois morts, on en fait un tas que l’on arrose d’essence avant d’y mettre le feu. Les autres camions amenaient le bétail. Les malheureux descendaient ayant à leur droite le mur expiatoire criblé de sang, et à leur gauche les cadavres flamboyants. L’ignoble évêque de Majorque a laissé faire tout ça ».
Le livre me bouleversa par sa force lyrique et désespérée, par cette façon de placer au-dessus de tout « l’honneur chrétien ». Bernanos m’apprit dès cette première lecture quelque chose de capital : un écrivain, même avec des « idées », même « engagé », doit savoir tirer contre son camp. Quitte à perdre ses amis sans pour autant convaincre ses ennemis. Alors que Léon Daudet avait vu apparaître, avec Sous le soleil de Satan, « une nouvelle étoile dans le firmament de la littérature », après Les Grands Cimetières, parce que Bernanos a préféré la vérité à Maurras, Daudet le traite, dans L’Action française, de « pourriture » et de « nature femelle ». C’est pour cela que, dans ma bibliothèque, je place Bernanos entre Orwell et Pasolini, tous deux venus de la gauche. Le premier a révélé, dans Hommage à la Catalogne, l’horreur stalinienne à Barcelone en 1936, le second montré, dans ses Écrits corsaires, comment une certaine jeunesse gauchiste était la complice ou l’idiote utile du capitalisme et du consumérisme des années 1960.
Vint ensuite la lecture des romans. Les romans de Bernanos ne sont plus vraiment lus sauf quand des cinéastes aussi jansénistes que lui, de loin en loin, s’en emparent, comme Bresson pour Journal d’un curé de campagne et Mouchette ou Pialat pour Sous le soleil de Satan. La réédition dans la Pléiade en deux volumes des Œuvres romanesques complètes devrait mettre un terme à ce relatif oubli dont les raisons sont multiples.
Tout d’abord, la production romanesque de Bernanos est concentrée sur une période finalement très courte de sa vie, une dizaine d’années, entre 1926 et 1936, et compte moins d’une dizaine de titres noyés dans une masse abondante d’essais, de pamphlets, d’articles et de textes polémiques que seul un style incandescent sauve de l’anachronisme, car rien ne vieillit plus vite que le journalisme. Et puis Bernanos lui-même n’a pas facilité la renommée de ses romans : « Je ne suis pas un écrivain », déclare-t-il dans Les Grands Cimetières. Il faut entendre qu’il est le contraire d’un homme de lettres comme il le dit crûment : « Si je l’étais, je n’eusse pas attendu la quarantaine pour publier mon premier livre. (…) Je ne repousse pas d’ailleurs ce nom d’écrivain par une sorte de snobisme à rebours. J’honore un métier auquel ma femme et mes gosses doivent, après Dieu, de ne pas mourir de faim. J’endure même humblement le ridicule de n’avoir encore que barbouillé d’encre cette face de l’injustice dont l’incessant outrage est le sel ma vie. »
Bernanos a toujours refusé les rentes de situation de la vie littéraire et il a passé sa vie, pour une partie, dans les trains et les cafés à placer des assurances dans les départements de l’Est afin de nourrir une famille toujours plus nombreuse, et pour une autre dans des exils volontaires en Espagne, au Brésil puis en Tunisie. Il trouvait que la France avait vraiment trop mauvaise mine après Munich et la collaboration, sans compter son envahissement par une technique qui lui tenait lieu de métaphysique et par une goujaterie généralisée. Cet effacement de l’honneur, que même le général de Gaulle ne parvint pas à ressusciter, fut la dernière désillusion politique de celui qui, dès 1940, avait soutenu la France libre.
Le dernier obstacle à la lecture des romans de Bernanos, c’est Dieu. Dieu ne fait plus recette en littérature, surtout le Dieu bernanosien qui s’éloigne, se cache, se retire du monde : ses romans sont les romans du tsimtsoum, dirait la tradition juive qui désigne ainsi ce moment de retrait du divin de la création, sa contraction en lui-même. Voilà pourquoi les romans de Bernanos, qui se passent tous entre Artois et Boulonnais, sous la pluie ou dans la nuit, avec des prêtres perdus, des vagabonds, des enfants assassinés ou suicidés, de jeunes aristocrates trop pures sur la voie de la sainteté ou du martyre, laissent cette impression peu aimable d’un « mauvais rêve », pour reprendre le titre d’un de ses romans posthumes.
Il faudrait, en fait, oublier tout cela un moment et lire les romans de Bernanos comme on lit des romans noirs. Il a en d’ailleurs écrit au moins deux, Un crime et Un mauvais rêve, qui obéissent aux règles canoniques du genre avec juges et assassins, meurtriers, coups de feu dans la nuit, captations d’héritages, passés inavouables, changements d’identité, couples maudits sombrant dans la toxicomanie. On remarquera qu’aucun roman de Bernanos, absolument aucun, n’échappe à cette malédiction de la mort violente qui semble un détonateur indispensable à la création littéraire, avec une prédilection pour le suicide : pas moins de douze pour huit romans, dont les pages déchirantes de la Nouvelle Histoire de Mouchette où l’adolescente profanée se noie dans un étang en robe de mariée.
C’est que le suicide est la conséquence de la solitude qui est au cœur de l’œuvre de Bernanos, la solitude radicale de l’homme moderne qui naît dans les tranchées de 14-18 au contact d’un carnage industrialisé. Cette nouvelle solitude est sans éclat, dangereuse, mortifère. On oublie trop souvent que les grands solitaires bernanosiens, les prêtres comme Donissan dans Sous le soleil de Satan, ou le curé d’Ambricourt du Journal, sont contemporains d’autres solitaires du même genre chez Simenon mais aussi du Feu follet de Drieu, du Meursault de Camus, du Roquentin de Sartres ou de l’Aurélien d’Aragon. Seulement les prêtres bernanosiens, pour encore augmenter leur tourment, ont gardé une conscience aiguë du mal qui rôde dans leur paroisse et d’un surnaturel qui contamine la réalité la plus prosaïque : « J’ai, depuis quelque temps, l’impression que ma seule présence fait sortir le péché de son repaire, l’amène comme à la surface de l’être, dans les yeux, la bouche, la voix », écrit par exemple le curé d’Ambricourt.
Cette intrusion de visions presque fantastiques dans une littérature naturaliste est une des marques de fabrique des romans de Bernanos[1]. Il réussit ainsi à incarner dans la réalité de ses personnages des dogmes de l’Église catholique comme la communion des saints, définie ainsi dans les Dialogues des carmélites : « On ne meurt pas chacun pour soi mais les uns pour les autres ou les uns à la place des autres, qui sait ? » Cette transposition donne au diptyque formé par L’Imposture et La Joie l’allure de thrillers mystiques : l’âme de l’abbé Cénabre, prêtre mondain, auteur érudit des Mystiques florentins, ayant perdu la foi mais continuant d’exercer son ministère par une curiosité diabolique du cœur humain, cette âme sera-t-elle sauvée ? Deux êtres devront se sacrifier pour cela. D’abord l’abbé Chevance, qui mourra seul une fois que Cénabre lui aura confié son terrifiant secret, et ensuite Chantal de Clergerie, à qui Chevance a en quelque sorte passé le relais. Chantal, héritière spirituelle de Chevance, découvre elle aussi sa mission rédemptrice dans la solitude alors qu’elle est cernée par un père académicien, caricature des catholiques bourgeois que Bernanos vomissait tout comme Léon Bloy avant lui, par une grand-mère folle, un psychiatre et un chauffeur russe drogué. Ce dernier, finalement, la violera et l’assassinera. Et c’est seulement par ce sacrifice que l’abbé Cénabre, le prêtre perdu, retrouvera la foi.
Même étranger aux préoccupations bernanosiennes sur la lutte éternelle entre le Bien et le Mal, le Diable et le Bon Dieu, le lecteur d’aujourd’hui ne peut qu’être fasciné par cette autopsie impitoyable de ce qui ronge notre époque : un relativisme patelin, un ennui qui ne dit pas son nom, une peur diffuse. Toutes choses qui sont des signes incontestables d’un travail du négatif nous rendant tous étrangers à nous-mêmes. Arriver à cerner cette banalité destructrice est la grande originalité des romans de Bernanos : il a compris, encore une fois comme Simenon dont il fut toute sa vie un grand lecteur, que Satan est en complet veston à l’instar de M. Ouine, un ancien professeur qui prend en otage toutes les âmes qui passent à sa portée dans les filets d’une rhétorique spécieuse au service de la désillusion.
« Bernanos fait du diable un compagnon de tous les jours », écrit Nimier dans ses Journées de lecture. On ne saurait mieux indiquer la nécessité des romans de Bernanos en un temps comme le nôtre, assez naïf pour penser que le mal a la politesse de se laisser reconnaître au premier coup d’œil.[/access]
Georges Bernanos, Œuvres romanesques complètes, suivies de Dialogues des carmélites, Bibliothèque de la Pléiade. Édition en deux volumes de Jacques Chabot, Pierre Gille, Monique Gosselin-Noat, Michael Kohlhauer, Sarah Lacoste, Élisabeth Lagadec-Sadoulet, Philippe Le Touzé, Guillaume Louet et André Not. Préface de Gilles Philippe. Chronologie par Gilles Bernanos.
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