Numérique : Pourquoi la France rame


Numérique : Pourquoi la France rame

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Il n’est guère besoin d’une longue démonstration pour nous convaincre de l’avance que les Etats-Unis possèdent dans l’industrie du numérique. Que nous utilisions un PC, une tablette ou un smartphone, le système d’exploitation nous permettant de l’employer sera très probablement américain. Nous voulons effectuer une recherche sur le web ? Le moteur de recherche employé sera Google, Bing ou Yahoo! avec une écrasante proportion dans le monde. Si nous conversons avec nos amis sur un réseau social, celui-ci sera probablement la création d’une entreprise américaine, Facebook en tête. Pour un achat en ligne, nous ferons appel là encore à un système américain d’achats et de CRM, par exemple Salesforce.

L’industrie du numérique est une filière stratégique pour l’économie d’un pays, tout comme l’automobile, l’énergie ou l’aéronautique le furent en leur temps. La France et l’ensemble de l’Europe sont à la remorque des Etats-Unis dans ce domaine, avec un retard qui semble irrattrapable. Seuls les Russes semblent avoir compris l’enjeu stratégique que représente le numérique et le très grand danger que constitue une dépendance à des réseaux de connectivité majoritairement américains : par une brillante exception, la majorité des Russes effectue ses recherches sur Yandex et non sur Google, et converse avec ses amis sur VKontakte et non sur Facebook. Yandex est d’ailleurs un moteur de recherche supérieur à Google à bien des égards, et les Russes ont parfaitement compris et anticipé les enjeux placés derrière le web sémantique et les services géolocalisés.

La situation américaine est cependant à la fois forte et fragile. Le numérique américain est un colosse aux pieds d’argile. Il a préempté la plupart des domaines importants, mais la France et l’Europe disposeraient de toutes les capacités pour renverser ce rapport de force. Cependant, sur ce sujet comme sur d’autres, notre pire ennemi est nous-mêmes. Ce n’est pas la dureté de la concurrence américaine qui nous fait obstacle, car la France regorge de talents numériques. Deux points de blocage nous empêchent de réussir une percée stratégique dans ce domaine.

L’incapacité d’agir par l’expérimentation

Le numérique illustre au plus haut point cette vérité du monde de l’entreprise, que l’échec ne doit pas être opposé au succès mais en est la condition qu’il faut admettre. Le monde de l’entreprise en France, particulièrement dans les grandes sociétés, est sclérosé par les « calculs de retour sur investissement », « preuves de rentabilité », « méthodologies garantissant le succès des projets ». On passe beaucoup plus de temps à discuter indéfiniment des preuves de rentabilité d’une activité qu’à la réaliser effectivement.

La peur de l’échec nous fait croire aux bonimenteurs des recettes infaillibles du succès à travers les méthodes de conduite de projet. Il y a bien pire que celui qui ne maîtrise rien, c’est celui qui donne une apparence de sérieux et de fiabilité s’appuyant sur un discours en réalité délirant. Le monde des « méthodologies de projet » et « assurance qualité » est peuplés de charlatans déguisés en hommes sérieux, parce qu’ils ont pu s’acheter d’austères costumes trois-pièces avec les profits considérables de leurs potions factices.

La réalité de ceux qui ont réellement piloté des grands projets d’entreprise, particulièrement dans le numérique, est que le risque existe et qu’il est incompressible. La maîtrise totale est un discours mensonger, bien accepté dans les hautes sphères du management, mais qui ne correspond à rien pour ceux qui travaillent réellement. La conception numérique s’apparente à une activité d’ingénierie : tous les composants qui sont à développer proviennent de sciences exactes, mais leur assemblage et leur utilisation humaine est sujette à risque. Il n’y a pas plus de garantie inaliénable de succès qu’il n’y en a lors du lancement d’un nouveau modèle de voiture.

Le modèle de développement au sein de la Silicon Valley est tout à l’opposé : plusieurs échecs successifs sont nécessaires avant de développer une activité, et il s’agit d’un fait accepté. On ne parle d’ailleurs pas d’échec mais d’exploration ou d’expérimentation. La perte de temps à démontrer la quatrième virgule d’un calcul de retour sur investissement est bannie. C’est un corolaire de l’existence du risque : les anticipations de retour financier ne peuvent être qu’approximatives. Les calculer avec une précision infinitésimale ne relève pas de la rigueur mais du délire, un délire d’autant plus redoutable qu’il se donne toutes les apparences du sérieux.

Cette terreur de l’erreur est révélatrice d’une certaine conception du management en France. Les profils appréciés dans les cercles de direction en France sont ceux qui expliquent brillamment les multiples raisons pour lesquelles une chose ne sera pas facile à réaliser, plutôt que de la rendre réalisable. Ces mêmes hommes appliquent la cynique maxime selon laquelle on ne sort de l’ambiguïté qu’à son propre détriment. Professionnels de la défausse, ils se sont fait un métier d’envoyer d’autres qu’eux prendre des responsabilités à leur place, pour ensuite en dérober les fruits.

Nous payons cher ces faux dirigeants et vrais usurpateurs qui ont un problème avec l’engagement. Nous retrouvons ainsi à la tête des cercles économiques et politiques français des hommes louvoyants, habiles seulement aux manœuvres d’appareil, nullement au pilotage des hommes. Nous comptons toujours dix Gamelin pour un De Gaulle.

D’où provient un tel état d’esprit ? Après plus de deux cents ans, la France n’a toujours pas achevé sa révolution. La morgue aristocratique fait toujours de l’effet, même si elle n’est plus exercée par des aristocrates de sang. On confond ainsi la vision avec le dédain, l’autorité avec le mépris, la personnalité avec l’ego, l’intelligence avec le cynisme.

Les charlatans des méthodologies infaillibles font recette dans un tel milieu, parce qu’ils tiennent un discours rassurant et lénifiant. Ils disent ce que les hauts niveaux de décision ont envie d’entendre, même si cela ne correspond à aucune réalité. Pour quelqu’un qui doit toute sa carrière à des manœuvres d’appareil et non à des réalisations, le besoin d’être rassuré est obsessionnel car il répond à l’angoisse de ceux qui connaissent très bien, dans leur secret intérieur, leur propre incapacité et leur usurpation.

La valorisation insuffisante des métiers du numérique

Les bons professionnels du numérique, ceux qui sont amenés à piloter des projets complexes impliquant plusieurs dizaines ou centaines de personnes, possèdent une vision et une capacité de conception hors norme des enjeux de l’entreprise.

En France, sans attendre l’émergence du web, l’informatique a toujours été reléguée au second plan parce qu’elle est considérée comme une activité « technique », ce qui chez nous signifie « vil » par opposition à « noble ». Une déplorable habitude nous conduit à séparer strictement « ceux qui pensent » de « ceux qui font ». Cet état d’esprit est héritier de l’aristocratie poudrée mentionnée plus haut, qui ne s’exerce plus par le sang, mais dont nous avons conservé la sale mentalité.

L’informatique montre pourtant plus que toute autre discipline une chose : essentielle on ne comprend véritablement quelque chose que lorsqu’on l’a réalisé jusqu’au bout, qu’on a mis la main à la pâte. La programmation nécessite un haut niveau de conception et d’abstraction, mais enjoint de démontrer séance tenante, par la pratique, la justesse de ces conceptions. Elle est le monde des concepteurs qui ne peuvent tricher.

Contrairement à l’expression trop répandue, il n’est pas possible de « pisser de la ligne de code ». On peut toujours bâcler une réalisation informatique, et il y a hélas de mauvais programmeurs. Mais précisément, selon la capacité de conception de ceux-ci, les coûts de maintenance d’un programme dans les années qui suivront peuvent varier d’un au centuple, et ceci n’est pas une image figurée.

Le vieillissement du code ne touche pas qu’à des points techniques, mais à des questions nous ramenant aux fondements de la logique et à la capacité de généralisation d’une connaissance. Les décisionnaires d’entreprises devraient y songer, car l’explosion des coûts de maintenance informatique ou bien leur maîtrise dépend de la valorisation que l’on aura accordée ou non à ceux qui réalisent le vrai travail. Nombre d’entreprises ont été mises à genoux, parfois jusqu’au dépôt de bilan, du fait de systèmes d’information qu’ils ne savaient plus faire évoluer.

Des programmeurs remarquables cessent d’exercer leur art en France, parce que développer est considéré comme une activité non valorisante, à laquelle on préfère des conceptions superficielles. Il ne servira à rien d’améliorer l’enseignement de l’informatique en France, tant qu’il sera considéré ainsi dans ses débouchés économiques.

Quels remèdes ?

La « terreur de l’erreur » est le point le plus facile à corriger, et il commence à l’être en France, car l’acceptation du mode expérimental a été le premier facteur bien compris de la Silicon Valley. Il suffit de renforcer les initiatives actuelles d’ « incubateurs » et de « digital lab » qui sont en cours. Contrairement aux idées reçues, l’intervention de la puissance publique pour aider à l’établissement de telles initiatives est un facteur de succès. Du reste, l’Etat fédéral joue un grand rôle aux Etats-Unis pour favoriser ce bouillonnement, non en tant qu’acteur direct mais comme « business angel ». Le plus difficile sera de faire admettre ces démarches expérimentales au sein de la grande entreprise privée française, trop politique pour renoncer aux discours mensongers du succès garanti.

La revalorisation des métiers du numérique est le point le plus difficile, car il induit une remise en question du modèle d’incapables louvoyants placés aux leviers de décision politiques et économiques que nous avons érigé hélas, au statut de grande tradition. Sans doute faudra-t-il préserver les filières d’élite du numérique de la capacité de nuisance et de la mentalité nauséabonde des dirigeants français, en les constituant en villages autonomes. De tels villages auraient un grand pouvoir subversif – au sens positif du terme – car ils montreraient en permanence ce que sont de véritables entrepreneurs.



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Directeur de projet dans une grande entreprise industrielle et auteur de "Le Tao de l’économie. Du bon usage de l’économie de marché" (éditions L’Harmattan, février 2020).

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