Yves Meaudre est directeur général de l’ONG Enfants du Mékong.
Matthieu Delaunay. Que vous évoque l’afflux de réfugiés proche-orientaux en Europe ?
Yves Meaudre. J’ai l’impression que nous considérons ces pays comme étant définitivement condamnés, sans avenir. Pourquoi ? Parce qu’il y règne le chaos, les conflits, les bandes ethniques, une guerre religieuse très dure. Et donc on considère que c’est sans espoir, que c’est la terre brûlée, que l’on ne peut rien construire, rien faire dans l’avenir. Mais on oublie une chose : ce sont des populations présentes sur place parfois depuis des millénaires. Il y a des racines, de l’amour pour sa terre, des cultures, des constructions, une architecture ! Cette volonté de Daech de faire table rase de ce passé peut s’opposer à la présence de femmes et d’hommes qui pensent, réfléchissent et sèment un futur sur place.
Je vous vois venir : vous dressez un parallèle avec Enfants du Mékong…
Nous avons en effet été confrontés à la même situation dans les années 1980. Celle du Nord Laos, de la région des Hmongs, des hauts plateaux vietnamiens et, pire encore, de tout le Cambodge. À l’époque, c’étaient des pays en insurrection permanente dans lesquels les factions s’affrontaient violemment. Au Cambodge, ces zones étaient désespérées, rançonnées, ou la culture n’était plus possible pour une raison très simple : énormément de rizières étaient minées. L’agriculture était impossible, des animaux sautaient sur les mines et je ne parle évidemment pas des milliers de gens ! Le Cambodge était le deuxième pays le plus miné au monde après l’Angola.
Pensez-vous que la situation en Syrie où en Irak soit comparable à celle du Cambodge ou du Laos à la fin des années 80 ?
Je ne peux pas comparer parce que je ne connais pas le Proche-Orient. Certains de mes proches partent plusieurs mois en Irak soutenir les populations chrétiennes. Je suis légitimement inquiet car les situations sont mouvantes, mais ces engagements sont cohérents. Ils témoignent de notre souci des familles qui souffrent, que nous ne sommes pas indifférents à leurs drames. Dans une guerre, l’insécurité règne dans un périmètre plus ou moins grand autour de la ligne de feu. L’avancée de troupes comme celles de Daech est évolutive. C’est pour cela qu’il faut être prudent et intelligent dans la manière dont on intervient. Mais on n’évacue pas le pays ! On ne solde pas le pays ! Il y a de grandes intelligences là-bas, des personnes d’une immense envergure, des médecins, des mathématiciens, un corps enseignant compétent… Nous n’avons pas le droit de les abandonner, de leur dire que c’est foutu et qu’ils doivent venir chez nous ! L’ancien président du Sénégal Abdou Diouf dit : « Vous êtes monstrueux, vous les Européens. Vous êtes en train de nous enlever toute l’élite qui pourrait donner un avenir à notre pays. » Les pays dont nous parlons sont des pays riches. Il y a des ressources naturelles, des structures intellectuelles qui existent. On ne peut pas leur dire de partir de chez eux. Ce que je vais dire va sans doute paraitre vaniteux, mais je considère que nos volontaires et nos relais sur le terrain ont montré que le chaos n’était jamais définitif. Il y a toujours une espérance derrière.
Comment agir aujourd’hui ?
Je trouve extraordinairement irresponsable l’attitude d’Angela Merkel. Soit elle raisonne sous le coup de l’émotion – sur laquelle elle a immédiatement mis une barrière quand elle s’est aperçue que la situation des réfugiés devenait ingérable – soit elle est d’un égoïsme fou en récupérant de la main d’œuvre à bon marché, parce que la démographie allemande est déjà morte. Elle remplace une population vieillissante par une population jeune, fruste qui est prête à se faire payer à n’importe quel prix ! Ou alors, il y a des intérêts en l’Arabie saoudite, en Lybie ou ailleurs, je ne sais pas, je ne connais pas la géopolitique. Je dis simplement qu’à notre niveau, on ne doit pas accepter qu’une population désespère de l’avenir de son pays. On doit l’encourager et pour cela il faut lui donner les moyens en s’engageant. Le meilleur moyen, pour nous, c’est éduquer. Eduquer, éduquer, éduquer.
J’insiste, mais en octobre 2015, que faire des dizaines de milliers de personnes qui arrivent en Europe ?
On les met dans ces centres d’accueils fermés. On examine la légitimité de leur motivation, comme le HCR l’a fait avec les Cambodgiens réfugiés. Il y avait des screening. On disait que site 2 était la deuxième ville du Cambodge, il y avait 120 000 personnes. Des camps organisés, structurés où toutes les organisations ont évidemment le droit de cité. Les premiers jeunes que j’ai ramenés en France, et qui sont repartis dans leur pays d’origine sont devenus médecins, ingénieurs. Il faut savoir qu’ils ont reçu toute leur formation fondamentale dans les camps ! Dans des écoles en bambou !
Que ces centres soient fermés, cela me parait indispensable, que l‘on donne le droit à toutes les ONG de rentrer dans ces lieux, cela me parait évident. Quand je vois le nombre de photos montrant des jeunes hommes qui ont entre 20 et 45 ans, qui fuient la persécution, où sont leurs familles ? Qui nourrit leurs enfants ? Leurs grands parents ? Qui les protège s’il y a des exactions ? Ces jeunes manquent à la protection de ces familles. Je ne leur jette absolument pas la pierre, comment le pourrais-je ? Mais il y a quelque chose de très révoltant dans ce qui se passe actuellement. Rien n’est pensé, réfléchi ou organisé. C’est la dictature de l’émotion et de la pulsion. J’ai l’impression que la génération qui a géré le problème des boat people a été une génération qui a réfléchi.
Bernard Kouchner, quand il a lancé son appel, l’a fait en ayant réfléchi en amont et en aval. Et pourquoi la solidarité de l’Oumma qui est très forte entre les musulmans, ne joue pas en Arabie saoudite, au Qatar qui peuvent accueillir leurs frères et sœurs dans la foi en leur offrant des conditions matérielles nettement supérieures aux nôtres ? Il y a quelque chose qui est faux dans cette histoire, qui n’est pas pensé. Ou bien on nous cache une volonté de transplanter les populations, les fragiliser pour mieux les exploiter ensuite.
Nous, nous croyons que l’avenir de ces personnes est de retourner dans leur pays ! Dans deux, trois ans, dix ans, je n’en sais rien. Mais il faut commencer ! C’est d’ailleurs ce que nous faisons en Birmanie. Cela fait sept ans que nous y sommes. Nous sommes arrivés au temps de la junte. Nous sommes allés dans des zones en pleine guerre ! C’est notre rôle chez Enfants du Mékong : être présent auprès des populations qui souffrent. L’éducation et la présence, c’est notre réponse au chaos et aux réactions émotives.
*Photo : Sipa. Numéro de reportage : AP21802917_000020.
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