Daoud Boughezala. Francophone et francophile, vivant à quelques kilomètres de la frontière française, vous vous définissez comme un grand amoureux de l’Hexagone. Comment avez-vous rencontré la culture française ?
Peter Sloterdijk. Dès mes 15 ans, j’ai commencé à lire de la littérature française. Le premier livre que je me rappelle bien, c’est Le Diable au corps de Raymond Radiguet, que j’ai lu le dictionnaire à la main. Je me souviens d’une scène où un écolier qui fait l’amour à une dame dont le mari est parti à la guerre se trouve face à son maître d’école. Celui-là n’est pas du tout d’accord avec ce qu’il vient d’apprendre. Alors, le narrateur a cette phrase extraordinaire : « Il me morigéna sous l’averse. » J’y vois une espèce de scène primitive de la civilisation française : si tu as quelque chose d’important à exprimer, tu ignores qu’il pleut. Cette image ne m’a jamais quitté.
À vous lire, on a souvent l’impression que notre pays n’est plus qu’une vaste bibliothèque tournée vers le passé ou un immense terrain de cyclisme où vous vous amusez en montagne l’été. Êtes-vous revenu de votre passion pour la France ?
Toutes les amours qui durent très longtemps tendent vers la complexité. Il y a toujours eu un élément contrarié dans mon affection pour ce pays. Un de mes maîtres, le philosophe de la religion Jacob Taubes, disait il y a déjà trente ans : « Pour comprendre la France, il suffit d’apprendre trois petites tournures : en panne, en grève, hors service. » Cette saillie recèle un fond de vérité. Depuis la révolution de 1789, il y a un profond ferment d’anarchisme en France. On y a développé une civilisation qui permet à l’anarchiste intérieur de sortir de temps à autre. Pensez par exemple au rituel bizarre du premier tour de l’élection présidentielle, ce carnaval politique qui met en scène une multiplicité de candidats hauts en couleur !
Malgré son anarchisme atavique, la population française traverse parfois de grands moments d’unité. La manifestation monstre du 11 janvier, consécutive aux attentats de janvier contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, est-elle de ceux-là ?
À mon avis, ce surgissement soudain d’un « Front populaire affectif » a été un moment de bonheur politique. Une nation se sent heureuse lorsqu’elle perçoit les raisons profondes de son unité. En fait, dans l’histoire des peuples, il arrive qu’un événement tragique suscité par des affects négatifs produise un résultat créateur. De tels moments nous renvoient aux fondements de ce qu’on appelle la res publica – la « chose publique » au sens réel du terme.
Il ne faut pas oublier que malgré les analogies grecques, la république est une invention romaine. Or, la scène primitive de la res publica romaine, c’est un moment d’indignation violente après le viol de la belle Lucrèce, épouse de l’officier Collatinus, par Sextus Tarquinius, le fils du roi étrusque. René Girard en a parlé de façon très impressionnante dans Shakespeare, les feux de l’envie. Collatinus avait vanté les avantages érotiques de sa femme. Tout naturellement, le fils du roi se disait : « Il est inacceptable qu’un officier subalterne soit érotiquement plus heureux que moi ! » Il s’est donc rendu à Rome, a ourdi un chantage terrible contre la jeune femme, pour la contraindre à céder à son désir. Après quoi Lucrèce a appelé toute sa famille puis s’est tuée devant ses parents. La République romaine s’est constituée à ce moment-là, dans l’indignation collective contre l’arrogance royale. On a chassé les rois une fois pour toutes et le titre même de rex a été définitivement banni.
Quel rapport avec la France post-Charlie ? [access capability= »lire_inedits »]
Cette histoire m’est passée par la tête au moment de la grande manifestation du 11 janvier, parce que je pensais que la France avait non seulement renoué avec sa refondation du xxe siècle, celle de la Libération en 1944, mais aussi avec la res publica classique en tant que telle. C’était un moment de sainte colère, un moment de solidarité supérieure, où l’on défendait les raisons profondes de notre cohabitation en tant qu’êtres politiques unis par une passion commune.
Certes, des millions de Français ont brandi des pancartes « Je suis Charlie » en invoquant la liberté d’expression, y compris vis-à-vis de l’islam. On nous assurait que plus rien ne serait comme avant, et puis… plus rien. Cette émotion collective n’a-t-elle pas été de courte durée ?
Si, mais c’est dans la nature des choses. Le fondateur des États-Unis disait que l’arbre de la liberté doit être arrosé une fois par génération avec le sang des patriotes. C’est peu ou prou ce qui s’est passé en France après les attentats.
Il est encore trop tôt pour porter un jugement définitif sur la portée du 11 janvier. Vous connaissez le célèbre dialogue entre Nixon et Zhou Enlai, lorsque le premier a demandé au second ce qu’il pensait de la Révolution française, le Chinois aurait répondu : « Too early to tell. » Néanmoins, une chose est sûre : ce moment de recueillement reste précieux. Aussi ne faut-il pas s’en moquer comme l’ont fait Emmanuel Todd et quelques autres.
Ces derniers pointent l’« islamophobie » d’une foule vengeresse réclamant le droit de caricaturer le Prophète d’une religion minoritaire. Dans Ma France (Libella-Maren Sell, 2015), vous écrivez que la France s’enorgueillit d’un passé historique idéalisé et ne sait pas parler le langage de la repentance. Pourtant, nos dirigeants battent leur coulpe en parlant d’« apartheid » dans nos banlieues et ne cessent de victimiser les populations immigrées…
Il y a quelque chose de contradictoire là-dedans. En France, on a à la fois créé des ghettos et sous-estimé le refus qu’ont certains de s’intégrer. Mais il faut bien admettre que la France n’a pas le même rapport à la repentance que l’Allemagne d’après 1945. Grâce au traité de Versailles, mon pays a connu un processus de décolonisation brutal aux conséquences assez agréables. Les seuls crimes que les Allemands n’ont pas perpétrés au xxe siècle, ce sont ceux qu’on commet au cours des décolonisations lentes et douloureuses. Inversement, la France postcoloniale a dû abandonner ses mensonges préférés sans pouvoir les remplacer par un mythe fondateur suffisamment fort pour régénérer l’élan de la nation.
À quels « mensonges » faites-vous allusion ?
On peut les résumer par deux phrases très simples : « Les Français ont gagné la guerre à côté du général de Gaulle » ou « Les Français ont gagné la guerre à côté du camarade Staline ». D’ailleurs, c’est à cause de cette pseudo-évidence historique qu’en France, une atmosphère procommuniste a pu se répandre après la Seconde Guerre mondiale. D’où la phrase étonnante de Jean-Paul Sartre proclamant que le marxisme serait l’horizon indépassable de notre temps. Depuis, ce qu’on croyait indépassable s’est avéré extrêmement dépassable. Mais la gauche française n’a pu produire de discours alternatif.
Si je vous ai bien lu, la panne de la pensée progressiste française a des racines bien plus anciennes qui remontent à la Révolution française et à sa promesse cachée : « Tous aristocrates ! » En quoi ce mythe est-il si dévastateur ?
Je crois que l’idée de démocratie est très ambivalente. Dans leur discours psychopolitique sur la vie politique, les Grecs distinguaient l’éros du thymos. L’éros, selon Platon, c’est la totalité des mouvements intérieurs qui mènent à la prise de possession de quelque chose qui manque. Autrement dit, l’éros mène au « vouloir avoir » et empêche les gens de se distinguer des autres – car normalement les autres, eux aussi, sont poussés par le désir de s’approprier ce qu’ils n’ont pas. A contrario, le thymos, c’est le sentiment d’avoir et de vouloir montrer ce que l’on a. Alors que l’éros conduit à l’érotisme et à la chasse, le thymos débouche sur le théâtre, le gaspillage ou la fête. Une bonne partie de la crise française actuelle est le résultat de la tension non maîtrisée entre érotisme et demandes thymotiques. Car le pathos égalitariste que véhicule la démocratie – et on n’est égal que devant le manque – a du mal avec le théâtre et avec la fête. Cela conduit inévitablement à une sorte de morosité généralisée.
Cette passion triste est peut-être l’un des ressorts de la germanophobie que partagent beaucoup de Français, de Zemmour à Mélenchon. Comprenez-vous que nous souffrions de la domination économique allemande ?
Oui, c’est parfaitement logique, ce serait un acte masochiste que d’applaudir les succès d’un autre tant qu’on a l’impression que l’on paye pour lui ! Mais, pour avoir étudié la question, je sais que si l’Allemagne accomplit de bonnes performances économiques, ce n’est pas en exploitant la faiblesse des autres pays européens. Cela fait des années que je gère un petit institut de recherche, l’IOZ (Institut Ökonomie der Zukunft). Nous avons organisé une série de conférences pour analyser la crise, avec notamment des spécialistes de la haute finance, surtout à Francfort. Au cours de ces travaux, je me suis convaincu que la puissance allemande n’avait rien à voir avec une volonté de domination politique. Au contraire, le malheur politique de l’Allemagne, c’est sa compétence économique. On a développé une force entrepreneuriale sans pareille ! Il existe des centaines d’entreprises allemandes qui sont des leaders mondiaux dans leurs domaines – et dont personne n’a entendu parler. Soyons clair ! L’Allemagne, en tant que telle, n’exporte rien sauf l’exemple d’une grande modestie : ce sont les entreprises du pays qui sont responsables du succès d’une économie ou de son échec. Il ne faut pas surpolitiser cette question. Le levier du ressentiment nationaliste, c’est toujours cette identification pernicieuse des entreprises avec leur nation.
Tout de même, lors des dernières négociations avec la Grèce, certains journaux ont parlé de « diktat » de Berlin ; même votre compatriote et éminent confrère Jürgen Habermas a jugé « indigne » l’attitude de Merkel vis-à-vis de ce petit pays endetté. N’a-t-il pas raison de dénoncer l’intransigeance excessive de la chancelière ?
N’oublions pas l’ironie de la situation ! Est de gauche aujourd’hui qui mise sur l’augmentation de la dette publique, et de droite celui qui croit à la nécessité d’un certain équilibre entre revenus et dépenses. Après l’échec du socialisme politique, c’est le socialisme par la dette publique qui s’impose un peu partout dans le monde.
Si impressionnants que soient les succès économiques de l’Allemagne, la quête de la croissance et de la prospérité économiques peut-elle constituer un horizon vivable pour vos voisins français ?
Certainement pas, car la France est traditionnellement beaucoup plus politisée que l’Allemagne. Ceci dit, la France est aussi un pays de « savoir-vivre », notion qui s’appuie largement sur le bien-être économique. Dans un drame sur la Révolution française, La Mort de Danton, le poète Büchner fait dire à l’un de ses personnages : « Un poulet dans la marmite de chaque paysan et la Révolution aura l’apoplexie. » Avec la morosité généralisée qui règne aujourd’hui, la France n’a certes pas complètement désappris l’art de vivre mais semble entrée dans un cycle d’auto-empoisonnement : tout le monde parle continûment de la crise, ce qui nourrit un cercle vicieux. Pour essayer de s’en sortir, les Français devraient plutôt s’employer à créer des cercles vertueux. Si vous lisiez l’allemand, je vous aurais donné un essai que je viens d’écrire sous le titre : Dans le cercle vertueux avec Matthieu. C’est une allusion à cette parole de Jésus dans l’Évangile de Matthieu : Jésus dit qu’on donnera à celui qui possède déjà, tandis qu’à celui qui ne possède rien, on enlèvera même ce qu’il possède. Contrairement aux apparences, ce n’est pas un discours néolibéral mais l’anticipation de l’idée majeure du monde moderne selon laquelle le succès est producteur de succès. Il faudrait créer un ministère de l’« effet Matthieu » en France pour sortir de la spirale de négativité !
Donner à ceux qui ont déjà… permettez-moi d’être sceptique. Passons. Cependant, il est un domaine où cet « effet Matthieu » est efficace, c’est l’éducation : pour produire de l’excellence, il faut donner plus aux meilleurs. Au milieu de toute cette mélancolie française, saluez-vous le sursaut qu’a été la mobilisation contre la réforme du collège ? Chose rare, une grande partie du corps enseignant, de la droite à l’extrême gauche, a fait chorus pour défendre la transmission des humanités…
Je suis personnellement très favorable au maintien du lycée classique car je ne crois pas que l’instruction doive préparer les jeunes gens au marché du travail. Au début du siècle dernier, le lycée allemand, qui produisait alors un prix Nobel sur deux, s’appuyait sur quatre ou cinq matières principales : l’allemand, le latin, le grec, la musique et les mathématiques. Or, tout cela ne sert à rien, sinon à retravailler le cerveau des jeunes de façon à les rendre capables d’apprendre n’importe quoi avec une rapidité vertigineuse. Le secret de la créativité, c’est le transfert de ces facultés abstraites dans un autre champ d’application. C’est une très bonne raison de maintenir le latin, le grec et de mettre l’accent sur les mathématiques pour ceux qui en possèdent le don. Aussi un lycée n’est-il jamais trop conservateur.
Cependant, hormis sur cette question, on vous a connu moins réfractaire à la marche du monde. Comme Mario Vargas Llosa dans son dernier essai, La Civilisation du spectacle (Gallimard, 2015), vous constatez l’obsolescence du livre comme objet papier, mais ne versez aucune larme sur sa dépouille. Seriez-vous résigné ?
Je ne crois pas à la disparition du « lire et écrire », mais le texte, l’écriture ont quitté le papier et se font aujourd’hui ailleurs. Cette alliance grandiose entre le papier et l’intelligence que nous avons coutume d’appeler « culture littéraire » se métamorphose profondément. L’écriture manuscrite est en pleine disparition tandis que l’écriture à la machine progresse, de telle sorte que le xxie siècle sera dominé par les écrans.
L’écran est-il un aussi bon vecteur de la transmission culturelle que le livre ?
Certainement. Dans l’Égypte ancienne, l’écriture pouvait se faire sur les murs qui portaient des inscriptions millénaires. Le problème, c’est qu’on ne possède toujours pas de réelles technologies de stockage. On nous a promis monts et merveilles pour les DVD et tous ces appareils, mais ces matériaux se révèlent très périssables. Au bout de vingt ans, on perd déjà les moyens de lire les disquettes d’autrefois ! L’important est de recopier et de moderniser ce qu’on a stocké, sinon tout va disparaître.
Y a-t-il selon vous une relation entre le déclin de la lecture chez les jeunes et un certain ensauvagement de l’individu contemporain qui prend parfois la forme du djihad ?
Le djihad, c’est une sorte d’intrusion de la bande dessinée dans la biographie classique. Autrefois, la lecture rendait les individus capables de mener une vie qui ressemble à un livre. L’individu, c’est l’animal autobiographique. Aujourd’hui, la bande dessinée martiale est en train de saper l’ancienne culture autobiographique, avec, dans le cas du djihad, la promesse d’une mort précoce comme supplément d’âme.
Sans sombrer dans le catastrophisme, concédez-vous que l’Occident contemporain est la première civilisation de l’Histoire à nier son héritage ?
Les enfants d’aujourd’hui qui deviendront des adultes au milieu d’une culture fondée sur les écrans auront à leur tour des enfants, et cette nouvelle technologie, cette « hyper-alphabétisation », va engendrer tout un enseignement dont on cerne encore mal les contours. Bref, ce n’est pas la fin de l’Occident ![/access]
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*Photo : Hannah.
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