Depuis l’« affaire » qui lui fut consacrée, Richard Millet a l’élégance de s’atteler régulièrement à tirer une nouvelle rafale pour aggraver son cas. Aussi, il ne pouvait guère trouver titre plus adéquat et percutant que : Tuer, pour ce récit qui revient sur sa participation à la guerre du Liban en 1975, côté chrétien, et qui peut se lire également comme une annexe à La Confession négative – à condition de ne pas comprendre « annexe » comme une chose pour autant mineure. La Confession, roman aussi dérangeant que monumental publié en 2009, apparaîtra un jour ou l’autre comme la véritable origine de la cabbale organisée deux ans plus tard par un certain milieu littéraire qui imposait des limites drastiques à l’ironie et à la liberté d’expression. Outre la déflagration baroque de son style à une époque en général aussi plate, sur cette question, que les plaines de Belgique, c’est le thème de la guerre tel que le traitait ce roman, dans sa cruauté, sa beauté et sa nécessité obscènes, qui fit en vérité scandale auprès d’une intelligentsia prête à employer tous les moyens de la police politique plutôt que de revenir au tragique de l’Histoire.
Si La Confession demeurait entourée d’une sulfureuse ambiguïté, puisque le récit était assumée par Pascal Bugeaud, « double romanesque » de Richard Millet (lequel nuance ici cette notion, d’où les guillemets, précisant que c’est bien lui qui parle à travers Bugeaud, sans altération), l’écrivain s’exprime ici directement en son nom et approfondit une méditation sur l’écho profond de cette expérience-limite qu’il avait auparavant relatée. Le propos comme la forme font songer au fabuleux texte de Jünger : La Guerre comme expérience intérieure, dont le titre eût pu être employé pour ce livre-ci.
Et ce livre-ci débute par une superbe mise en scène du questionnement auquel il tente de répondre : une jeune femme, en octobre dernier, après une lecture, vient demander à Richard Millet s’il a tué. L’auteur sourit, ne répond pas, la file derrière la jeune femme s’impatiente, elle finit par lui dire : « Vous m’avez répondu » et emporte avec elle ce silence comme réponse. Tout est ici éloquemment exposé de l’indicible où se joue cet acte. Et à travers la littérature, alors, l’écrivain explore cet indicible, revenant sur les paradoxes, les extrémités et la cruelle, énigmatique jeunesse à quoi peut s’assimiler la guerre, dans un texte émaillé de souvenirs, de scènes, d’aphorismes et de fulgurances poétiques.
Travailler le « négatif », la part d’ombre, l’indicible et la mort – l’ambiguïté tragique -, revient à toucher la dimension cruciale de la littérature. Millet vise encore en plein centre. Il revendique toujours plus fortement son catholicisme comme point d’appui et colonne vertébrale. Perspective qui lui permet un surplomb d’où assimiler communisme, capitalisme mondialisé ou islamisme armé comme trois maladies modernes en fait insidieusement complémentaires. Par ailleurs, il déploie l’Orient merveilleux, complexe et violent. Un Orient et un catholicisme qui sont également les sujets principaux, par le prisme d’Israël, d’un autre de ses livres récemment publié : Israël depuis Beaufort.
Toutes ces régions fissurées avec lesquelles l’auteur entretient des liens poétiques et personnels nous intriguent d’autant plus qu’elles cessent de nos jours d’appartenir à un lointain tenu à distance. Pierre Jourde, il y a quelques années, affirmait que Richard Millet, en étant proustien, était paradoxalement plus moderne que bien d’autres, à l’instar d’un Stendhal qui écrivait XVIIIème au XIXème siècle. Ce qui est valable pour la forme l’est également pour le fond, maintenant que les questions militaires, politiques, religieuses du Moyen Orient débordent aussi franchement sur nos côtes.
Tuer, Richard Millet – Léo Scheer
Israël depuis Beaufort, Richard Millet – Les Provinciales
*Photo: numéro de reportage: 00572953_000009
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