Enric Marco s’est inventé une vie, celle d’un jeune anarchiste, d’un combattant républicain, d’un féroce antifranquiste et enfin, ultime mensonge, abject et fascinant, celle d’un déporté. Une imposture magistrale. Une grande œuvre de mystifications qui a explosé en plein vol en 2005, laissant l’Espagne, le pays tout entier, partagé entre le dégoût et la stupéfaction. Comment un ouvrier mécanicien catalan a-t-il pu orchestrer une telle mascarade, tromper tant de monde, berner une démocratie sans qu’on le stoppe avant ? Don Quichotte pathétique et incontrôlable, Enric Marco pratique l’embrouille historique avec un mélange d’aplomb et de sentimentalisme. Un orfèvre du récit fantasmé. L’incarnation d’une Espagne fragmentée qui se réveille après quarante ans de dictature. Une longue gueule de bois qu’on absout dans la transition démocratique et dont Marco est, à sa manière, le miraculeux guérisseur. Les usurpateurs osent tout, c’est même à ça qu’on les reconnait !
Sauf que l’Espagne, ses élites intellectuelles et syndicales, ont volontairement ou involontairement fermé les yeux sur le cas « Marco ». Cette pointure dans la falsification et dans le travestissement d’identité(s) a occupé le devant de la scène pendant presque quatre décennies. Il a beaucoup parlé, sur les tribunes, au micro des télévisions, devant des lycéens, des étudiants, des associatifs, etc… Un vrai moulin à paroles. L’icône d’une gauche repentante et humaniste. Le garant d’une unité espagnole enfin retrouvée. La passerelle entre la Seconde République et l’entrée dans la CEE. Tour à tour, secrétaire général de la CNT, figure tutélaire de l’anarcho-syndicalisme dans les années 70, dirigeant de la FAPAC (une association de parents d’élèves de Catalogne) et enfin Président de l’Amicale de Mauthausen. Et toujours, ce besoin de paraître, signe d’une fièvre médiatique aigue. Seul un romancier pouvait tenter de percer le mystère d’un homme prêt à tout pour sublimer sa terne existence. Seul un créateur pouvait extraire de ce magma de faits incohérents et contradictoires, une certaine vérité. Javier Cercas s’est porté candidat pour cette expérience journalistico-littéraire.
Depuis Les Soldats de Salamine (2002), l’écrivain interroge la société espagnole sur son passé en déterrant les cadavres de la Guerre Civile. Il s’est donc emparé de cet événement sordide pour en faire une sorte de vrai-faux roman, à cheval entre une enquête minutieuse qui met à mal le système « Marco » et des impressions personnelles, sa propre mise en scène dans un style trop relâché (répétitions et manque de fluidité). Les affabulations du faux déporté ne font aucun doute. Cercas peine cependant à pénétrer sa psychologie foutraque et délirante. Comme tout bon menteur, Marco tisse sa toile sur un canevas extrêmement fin de vérités implacables. L’effet est d’autant plus efficace. Par exemple, il n’a pas été déporté mais prisonnier en Allemagne. Marco joue dans les interstices pour tromper son auditoire. Mais, à la question qui est vraiment Enric Marco ? Quelles sont ses motivations profondes ? Cercas piétine. Quand il approche du but, Marco, le prestidigitateur esquive, l’homme ne manque pas de ressources et de parades. Si Cercas démonte parfaitement les mécanismes du mensonge, il renonce à nous faire comprendre ce pitoyable personnage. Marco ne lui inspire aucune pitié, plutôt de la colère. « Marco n’est pas seulement un remarquable roublard, un sacré charlatan, un embobineur hors pair et un fabulateur exceptionnel, mais un aussi un comédien prodigieux, un « histrion de génie », ainsi que l’a appelé Vargas Llosa » écrit-il. Cercas se révèle, par contre, très perspicace sur les œillères du peuple espagnol qui n’a pas vu ou voulu voir en Marco, un manipulateur. L’onde de choc provoquée par cette histoire révèle les plaies espagnoles et le désarroi de tout un peuple de ne pas trouver un véritable héros ! Un combattant pur de la liberté comme dans les contes de fées.
L’imposteur de Javier Cercas – roman traduit de l’espagnol par Élisabeth Beyer et Aleksandar Grujičić – Actes Sud
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