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La hache qui brise la mer gelée en nous


La hache qui brise la mer gelée en nous
<em>La Famille Wolberg,</em> d'Axelle Ropert.
<em>La Famille Wolberg,</em> d'Axelle Ropert.
La Famille Wolberg, d'Axelle Ropert.

Marguerite Duras a dit à propos d’American Graffiti que les grands films se mesuraient au fait qu’ils continuaient à vivre en nous, longtemps après leur projection. Je ne sais pas si par là elle voulait dire que l’histoire continue de se rejouer en nous, comme une boucle de répétition ou si les personnages du film continuent de vivre leur histoire en nous, comme s’ils s’employaient à créer un autre film – le film d’après le mot « fin » du film. Peut-être les personnages d’un grand film deviennent-ils une partie de nous : nous les métabolisons, et dès lors ils s’entrelacent avec nos sentiments et notre expérience. La famille Wolberg d’Axelle Ropert fait partie de ces films-là, ceux qui produisent cet effet d’intimité, non seulement avec l’histoire racontée ou les personnages mais avec la structure même du film.

Il n’est pas nécessaire de revenir ici sur le côté improbable de ce film : son sujet à contre-courant des « tendances », a priori dissuasif pour tout spectateur sorti d’un panel de marketing ; ses acteurs peu connus (François Damiens et Valérie Benguigui) et peu bankables comme on le dit élégamment dans le monde du cinéma ; sa construction faite de bric et de broc (comme si la vraisemblance de l’histoire était pour Axelle Ropert, également scénariste du film, bien moins importante que la justesse des situations et des paroles, et de la rencontre de celles-ci avec des comédiens) ; le personnage de Simon Wolberg, juif ashkénaze, petit-fils de diamantaire dont la probabilité dans la vie réelle de devenir premier magistrat d’une petite bourgade bien française serait quasi-nulle ; et en prime amoureux de soul music – cette musique qui fait tellement partie du film qu’on hésite à employer le terme de « bande-son »…

Une famille apparemment heureuse et sans histoire est pourtant en voie de désagrégation : Delphine, la fille de 18 ans, en partance pour entamer sa vie de femme, Marianne, la femme, qui songe à quitter son mari après une aventure extra-conjugale, Simon le père, maire loufoque et un tantinet tyrannique d’une petite ville de province en campagne pour sa réélection, est atteint d’un cancer du poumon qui lui sera bientôt fatal et qu’il cache aux autres membres de la famille, plus Benjamin, le jeune fils un peu lunaire : telle est la famille Wolberg au début de La famille Wolberg. Trois de ces protagonistes savent qu’ils vont manquer aux autres : Simon parce qu’il va mourir, Marianne parce qu’elle va quitter Simon, Delphine parce qu’elle va quitter le nid familial, mais rien n’est encore dit. Le jeune Benjamin Wolberg sait, sans savoir pourquoi, qu’ils vont tous lui manquer – affreusement lui manquer. Mais il semble protégé par une qualité d’absence à la vie. L’une des plus belles, drolatiques et émouvantes séquences du film est celle où Benjamin et son oncle, le frère bohème de Marianne, jouent en sautant comme des fous d’un côté au-dessus d’une ligne tracée à la craie sur le sol qui sépare « être dans la vie » de « être en dehors de la vie ». Simon Wolberg est d’origine polonaise. Pour les juifs d’Europe centrale, cette distinction ne peut pas ne pas évoquer la Shoah et la « sélection » effectuée au sortir des wagons plombés. Le dernier plan du film est d’ailleurs celui d’un train arrivant sur un quai de gare.

Cette rupture des liens, ce desserrage inexorable de ce qui faisait que tout tenait ensemble « dans la vie », et la lutte acharnée de Simon pour que rien ne change – pour que ça reste, pour que ça continue, pour que ça ne cesse pas de ne pas cesser –, pour que l’amour, celui de sa femme et de ses enfants comme celui de ceux qu’il appelle ses concitoyens (ses administrés, en fait), soit toujours là, crée la tension des forces antagonistes qui font tourner le film – à une vitesse vertigineuse, même.

Rarement on aura fait un plus beau film sur l’amour. Non pas un film d’amour (la chose est relativement aisée) mais un film sur l’amour (c’est infiniment plus compliqué), sur la nature multiple, erratique et violente de l’amour.

La famille Wolberg ne parle que d’amour. Presque toutes ses occurrences sont présentes dans le film : l’amour familial, filial, l’amour entre hommes et femmes, entre frères et sœurs, le sexe, la liaison illicite, jusqu’à la dimension politique de l’amour (un maire en campagne pour sa réélection doit séduire). Il y a même une très jolie définition de la sieste crapuleuse comme activité subversive (« faire l’amour avec sa femme l’après-midi lorsque toute la ville travaille « … Il y a bien sûr aussi tout ce qui va avec l’amour : la perte de l’amour, le secret, le mensonge, la jalousie, la tromperie, la douleur, la mélancolie, la lutte, l’espoir et le désespoir.

L’un des prodiges du film est de montrer comment chacun des personnages, et donc chacun d’entre nous, est intriqué dans plusieurs modalités de ce que, par commodité, nous nommons « amour » : familial, sexuel, filial, politique, pour Simon, conjugal, extraconjugal, fraternel, pour Marianne. Ces capacités d’adhésions multiples font la complexité des relations humaines. Tous ces régimes de l’amour ont leurs rythmes propres, bien souvent en contradiction les uns avec les autres. Le film montre, avec une infinie délicatesse, ces temporalités multiples en chacun des personnages et à l’intérieur de leurs relations respectives. Mais comme pour préserver un équilibre qui tient du miracle, la réalisatrice ne procède à aucune hiérarchie : tous ces niveaux/définitions de l’amour sont traités à égalité. L’aspect romantique de l’amour n’est pas préféré à la dimension politique, par exemple. Ce n’est pas par hasard qu’Axelle Ropert tient le très court rôle de l’institutrice-qui-se-tortille-les-mains : celle qui enseigne, montre et nous fait savoir sans juger.

En chaque personnage, se joue donc la lutte des régimes distincts de l’amour : comment voudriez-vous qu’avec cela, il y ait quelque chose de stable ? Conclusion du film : la seule stabilité est celle de l’instabilité, la seule permanence de la vie celle de l’impermanence – cette violence sauvage qui bouleverse en permanence nos fragiles équilibres.

Cela s’appelle la complexité.

Cette capacité de faire cohabiter des régimes contradictoires donne au film une nature d’oxymore, tout entière résumée dans le personnage de Simon Wolberg, père très maternant et maire très paternaliste, terriblement vivant et habité par la mort. Il prône la clarté comme la valeur familiale fondamentale (au point d’aller voir l’ancien amant de sa femme avec son fils afin que ce dernier sache que sa mère a trompé son père), mais vit sous le registre du caché (en ne révélant pas à sa famille, pour la protéger, qu’il est mourant). Simon Wolberg est un oxymore vivant, impossible hors de la fictionnalité hors-normes d’Axelle Ropert : un ashkénaze traversé de soul music.La famille Wolberg est un film de cinéphile qui n’a rien de difficile, un film d’auteur que tout le monde peut voir. Le plus beau de l’histoire est que vous ne verrez rien de tout ça (les oxymores, les régimes dissociés de l’amour et leur a-synchronicité, etc.), vous ressentirez des trucs, des chocs, vous serez ému aux larmes et rirez sans avoir besoin de mesurer pourquoi. Axelle Ropert ne fait pas état de son savoir, de son savoir-faire ou de son égo. Elle offre au spectateur tous les ingrédients de la complexité du monde sans exiger de lui un décryptage intellectuel, sans lui imposer une érudition formelle. Vous sentirez le décalage subtil des dialogues, la drôlerie (par exemple, la défiance vis-à-vis des blonds et de la blondeur qui parcourt tout le film), la mélancolie – en fait, une très grande partie de ce qui fait la dinguerie un peu cabossée des êtres humains.

Lorsque vous sortirez de la salle, puis le jour d’après, puis le jour suivant, puis le lendemain, puis les jours qui s’enchaineront, longtemps, Simon Wolberg continuera à vivre et à mourir en vous, Marianne Wolberg continuera de quitter Simon tout en l’aimant, Delphine et Benjamin Wolberg continueront en vous à se débattre avec la vie. Vous serez avec eux, encore et encore et encore. Et ils seront avec vous.

Il faut aller voir peu de films, car il y a peu de films, bien qu’il s’en produise beaucoup. Pour paraphraser ce que disait Kafka à propos des livres dans une lettre à Oskar Pollak, on ne devrait voir que les films « qui vous mordent et vous piquent ». Un film doit être « la hache qui brise la mer gelée en nous ». C’est ce que fait La famille Wolberg.



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Dominique Quessada est philosophe. Il est l’auteur de deux essais parus aux Éditions Verticales, "La société de consommation de soi" (1999) et "L’Esclavemaître" (2002), d’un essai sur la photographie, "Le dos du collectionneur" (MEP-Méréal, 1999), ainsi que d’un récit, "Le nombril des femmes" (Seuil, 2001).

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