Propos recueillis par Patrick Mandon
André[1. Le nom a été changé par souci de discrétion.] a pris sa retraite de chef d’équipe dans l’industrie automobile, il y a deux ans. Sa fidélité à ses racines, son goût précoce mais contrarié pour la nature ne l’ont pas abandonné. Il nous parle de l’affouage et de la forêt.
Causeur. Pourquoi, arrivé à l’âge adulte, avez-vous quitté l’exploitation familiale ?
André. Mes parents exploitaient 45 hectares près de Bourges. Ils élevaient une vingtaine de vaches et leurs veaux, des poules, des lapins, quelques moutons. Malheureusement, faute de moyens, il nous a paru impossible à mon frère et à moi de reprendre l’activité. L’exploitation était trop petite, nous n’étions pas mécanisés, et les fermages coûtaient très cher. J’ai donc fait un métier sans aucun rapport avec l’agriculture. Depuis une vingtaine d’années, j’exerce une activité d’affouagiste.
Pardon, mais c’est quoi l’affouage ?
L’affouage, hérité du droit féodal, est un avantage accordé aux habitants d’une commune : ils sont autorisés à prélever, dans les forêts de leur commune, du bois de chauffage à des fins exclusivement domestiques. À l’origine, l’affouagiste récoltait lui-même ses bûches, entre 10 et 15 stères (1 stère correspond à 1 m3), mais s’il ne peut pas le faire lui-même, il se fait remplacer par quelqu’un contre rémunération.
Qu’est-ce qui vous plaît dans l’affouage et dans la forêt ?
J’ai toujours aimé la forêt, la solitude. Je me sens un peu comme le rouge-gorge : il s’approche de l’homme en conservant quelque distance.[access capability= »lire_inedits »] Même par grand froid, quand la nourriture est rare, il ne touche pas aux graines que vous lui apportez. Il subvient par lui-même à ses besoins. Face à un arbre, c’est la même chose : on est son propre maître. Je n’aime pas le travail en équipe, qui vous fait dépendre de l’un ou de l’autre.
Bizarre, pour un ancien chef d’équipe… Au-delà de l’agrément d’un feu de cheminée, le bois est-il encore utilisé pour le chauffage ?
Oui ! Nombre de personnes aux revenus faibles sont bien heureuses de bénéficier de cette contribution à leur mode de chauffage ! Cela peut sembler archaïque aux gens de la ville, mais, croyez-moi, l’exploitation réglementée des forêts, de leur bois et de tout ce qu’on y trouve n’est ni de l’histoire ancienne ni du folklore.
La forêt n’est donc pas seulement un lieu de ressourcement mais aussi le lieu d’une activité sociale bien réglementée…
Absolument ! Le monde de la forêt est très réglementé, l’administration y fait respecter sa loi depuis des siècles. C’est L’ONF qui désigne les arbres à abattre pour l’affouage, autorisé entre le 15 novembre et le 31 mars. Le garde se présente devant chaque arbre et le marque traditionnellement du sceau AF (pour Administration forestière) à l’aide d’un outil spécial, le marteau forestier.
Comment procédez-vous ?
Je me rends avec mon tracteur sur le site qui m’a été attribué par tirage au sort, et je commence l’éclaircissage, c’est-à-dire que je coupe, dans une parcelle, certains arbres sans toucher aux autres. L’opération est rendue délicate par la nature du terrain, parfois en pente, et par les arbres voisins, qu’il faut absolument épargner. Je me place au pied de l’arbre, et je l’observe pour connaître son point de chute naturel. Mais je dois bien souvent diriger cette chute. Il faut être à l’écoute de l’arbre, car un arbre qu’on abat gémit à sa façon.
Combien y a-t-il d’affouagistes dans votre commune ?
Pour une commune qui compte 270 hectares de forêt communale, nous sommes une bonne trentaine, certains employés, ouvriers en activité. L’affouage, c’est beaucoup d’efforts, de fatigue, de risques aussi. Et, vous savez, quand on a débité 3 ou 4 stères en un jour, on a bien travaillé.
On reproche parfois aux affouagistes de concurrencer les bûcherons professionnels et de ne pas déclarer les revenus de leur activité…
En réalité, les professionnels ne veulent pas s’embarrasser avec les contraintes de l’affouage, ils préfèrent les coupes à blanc sur de grandes superficies. L’affouagiste est soumis à un très strict règlement. Par exemple, comme l’abattage est sélectif dans un espace réduit, il nous est impossible, la plupart du temps, de faire tomber les arbres de toute leur hauteur, car cela pourrait endommager les voisins. Il faut réduire cette hauteur en débitant l’arbre sur pied. C’est ça qui est très compliqué. Et puis, le bûcheron, à cause de ses charges, veut un roulement de trésorerie rapide. Or, entre le début et la fin officiels de l’affouage proprement dit et la livraison, il s’écoule plusieurs mois. De toute façon les sommes échangées sont dérisoires. Reste que si on venait à nous interdire d’affouager pour d’autres, pour des raisons administratives ou fiscales, ce serait la fin de l’affouage, c’est à dire la fin d’un très ancien droit. Le service que nous rendons, personne d’autre ne le rendra.
Qu’est-ce qui a changé dans l’exploitation des forêts ?
Autrefois, on exploitait près de cent pour cent des arbres, depuis le tronc jusqu’aux brindilles, à présent, on en abandonne par obligation, pour aider à la régénération du sol, au moins quarante pour cent, tout ce qui présente un diamètre inférieur à 8 centimètres. Et puis, tout s’est professionnalisé. Songez que, pendant les mois d’hiver, quand les bêtes restaient à l’étable, mon grand-père, mon oncle et d’autres petits paysans des alentours devenaient bûcherons déclarés pour le compte de l’ONF et de quelques propriétaires privés.
L’économie forestière a-t-elle un avenir ?
La forêt ne connaît que son rythme : un chêne met cent cinquante ans pour atteindre sa maturité, un douglas, entre cinquante et soixante ans. On a multiplié par dix les rendements de l’agriculture, mais, jusqu’à présent, on ne peut guère développer ceux de la forêt, où le sol et la nature commandent. Il faut se rappeler que, dans une forêt, on marche sur les traces de nos lointains prédécesseurs. Je connais des sentiers, à peine visibles dans le sol, qui témoignent de la perspicacité de nos ancêtres : ils ont tracé ces raccourcis car ils portaient leur fardeau de bois sur le dos. La forêt, si l’on sait s’y prendre, nous sera toujours favorable.
En même temps, vous étiez favorable au projet Erscia (Énergies renouvelables et sciages), qui semble éloigné de votre vision plutôt traditionnelle de la forêt ?
Tout d’abord, précisons qu’Erscia était le nom d’un projet de scierie industrielle qui devait s’installer dans la Nièvre. Annoncé en 2010, ce pôle industriel comprenait un site de découpe de résineux d’une capacité de 500 000 m3, une usine de production de granulats, mais aussi – et c’est le plus intéressant – une centrale thermique de 12 mégawatts utilisant le résidu du bois pour son fonctionnement. Le ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, y était favorable, mais malheureusement Delphine Batho, ministre de l’Environnement, s’y est opposée. Et le Conseil d’État a arrêté le projet en 2013, expliquant qu’Erscia ne répondait pas à des « raisons impératives d’intérêt majeur ». C’est dommage, car nous avions besoin d’une scierie de taille industrielle. Si nous voulons traiter de grandes quantités de bois, il faut passer par le modèle d’Erscia, en prenant toutes les précautions environnementales qui s’imposent. Sinon, nous continuerons à déplorer que notre bois parte à l’étranger pour y être scié, débité en planches, et y gagner une belle valeur ajoutée ! En même temps, cela ne m’empêche nullement d’apprécier les méthodes « à l’ancienne » pour mon propre usage et de déplorer les excès du monde moderne.[/access]
*Photo: wikicommons.
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