Le Liban a un drapeau, une monnaie, des institutions – en somme il possède tous les attributs du sujet, mais n’est pas un sujet. En réalité, il n’existe ni nation libanaise ni Etat libanais. Tout le problème est là.
Après plus de soixante ans de coexistence plus ou moins violente sous le même toit, cet agrégat de communautés n’est pas arrivé à transcender ses appartenances confessionnelles pour engendrer une nation, seule collectivité capable aujourd’hui de donner corps à un Etat souverain.
Le dernier épisode du feuilleton libanais n’est qu’une énième illustration de cette impasse. Rappelons brièvement les faits. Début mai, le conseil des ministres libanais prend deux décisions. La première est de démettre de ses fonctions l’officier responsable de la sécurité de l’aéroport de Beyrouth (qui avait autorisé le Hezbollah à installer sur les pistes un équipement lui permettant de contrôler l’approvisionnement de son armée privée). La deuxième est d’ordonner à la milice chiite de démanteler son système de communication.
Dans les deux cas, il s’agissait d’une tentative gouvernementale de sauvegarder la souveraineté libanaise face à un mouvement qui œuvre depuis des années à la construction d’un Etat dans l’Etat. Le Hezbollah et ses alliés ont réagi manu militari par l’occupation de Beyrouth-Ouest. Et une fois de plus, « les armes sacrées de la résistance contre l’occupation israélienne », pour reprendre le style fleuri qui a cours là-bas, ont été tournées contre les « frères libanais ». Quant à l’armée, elle n’est pas plus libanaise que l’Etat et son impuissance face au putsch du Hezbollah ne fait que le confirmer. Le Liban n’est plus qu’un terme géographique. Ou un prête-nom.
Cependant, quoique le Hezbollah soit maître du jeu, ses dirigeants ont, très intelligemment, décidé de se contenter du vrai pouvoir sans s’embarrasser des ses attributs, ou plutôt de ses hochets. L’apparence du pouvoir, ils la laissent volontiers aux partis et clans traditionnels. Ainsi le Hezbollah peut-il exercer l’autorité sans en assumer la responsabilité. Avec, de plus en plus, le monopole de la violence – peu lui importe qu’elle soit ou non légale. Son chef Hassan Nasrallah fixe les objectifs de la politique extérieure du Liban, c’est lui qui décide et noue les alliances au nom du pays et dicte sa stratégie militaire. C’est lui également qui en recueille tous les dividendes tandis que les chefs de la majorité drainent vers eux toutes les critiques. Bien joué.
Nasrallah a compris ce que les chefs du Hamas à Gaza ont préféré ignorer : faire la pluie et le beau temps est plus efficace que d’apparaître comme le météorologue en chef. Le Hamas, qui ne peut plus s’abriter derrière une Autorité palestinienne qui lui servait de paratonnerre, doit assumer la responsabilité de sa politique et, de surcroît, affronter les foudres de la communauté internationale et les régimes arabes modérés. Face à cette stratégie qui n’en est pas une, celle du Hezbollah se résume donc à un magistral tour de passe-passe : le pouvoir sans ses conséquences, la résistance à un ventre mou.
Reste à savoir pourquoi la majorité gouvernementale se laisse ainsi ridiculiser. La raison en est probablement que le souci premier des chefs sunnites, maronites et druzes est de défendre leurs intérêts communautaires – ce qui revient à chouchouter leurs clientèles. En clair, ils sont incapables de privilégier l’intérêt général. Or, l’intérêt général consisterait précisément à empêcher le Hezbollah de rafler le beurre et l’argent du beurre. En passant, une fois de plus, à côté de l’Histoire, ils ne font que confirmer ce mot, tristement drôle, de l’ami Basile de Koch : le Liban est le seul pays au monde qui se suicide pendant qu’on l’assassine.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !