Les accords entre des entités ennemies sont monnaie courante dans l’histoire des relations internationales. Ces accords peuvent être écrits, comme le pacte de non-agression germano-soviétique signé le 23 août 1939 entre l’Allemagne nazie et l’URSS ; ils peuvent aussi être tacites, ce qui est le cas du pacte de non agression en cours entre la Turquie et l’organisation « État islamique ». Cependant, le bombardement de positions de l’EI par l’armée turque le 24 juillet 2015 pourrait bien signer la fin de ce pacte. À moins qu’il ne s’agisse d’une simple ruse de la part de la Turquie pour redorer son image internationale.
Depuis le début de ses opérations armées, l’EI a toujours fait preuve de neutralité vis-à-vis des intérêts turcs. En juin 2014, lorsque l’EI s’empare de Mossoul, deuxième ville d’Irak, le personnel du consulat turc devient otage de l’organisation. L’EI, pourtant prompte à exécuter tout ressortissant d’un Etat étranger, épargne les 46 otages turcs dans un surprenant acte d’humanité. Les otages rentreront tous sains et saufs en Turquie après trois mois de détention. Quelques mois plus tard, dans la nuit du 21 au 22 février 2015, l’armée turque mène une opération à l’intérieur de la Syrie (35 kilomètres de profondeur) afin de rapatrier la dépouille de Suleyman Pasha, grand-père d’Osman Ier, fondateur de l’Empire ottoman[1. Le site du mausolée est considéré comme territoire turc en vertu d’un accord international.]. Lorsque l’EI encercle la zone en février 2015, le destin du mausolée semble scellé, la destruction ne fait aucun doute. Or, de manière tout à fait inédite, les djihadistes de l’EI se maintiennent à une distance raisonnable du mausolée en attendant que l’armée turque évacue la dépouille ainsi que la quarantaine de soldats turcs chargés de sa garde. Le Premier ministre turc se félicitera de la réussite de cette opération éclair qui s’est déroulée sans coup férir en plein territoire djihadiste. Il faut aussi noter l’absence totale d’attentats de l’EI en Turquie jusqu’à une date récente alors que d’autres pays beaucoup plus lointains (Tunisie, France) sont régulièrement la cible de terroristes se revendiquant de l’EI.
Cette neutralité de l’EI vis-à-vis de la Turquie n’est que l’illustration d’un accord mutuellement avantageux. D’une part, la Turquie ferme les yeux sur le passage par son territoire des djihadistes venus du monde entier pour rejoindre les rangs de l’EI. D’autre part, elle tolère la contrebande de pétrole qui permet à Daech de se financer et de payer ses fonctionnaires en territoire conquis. En échange de ces avantages, l’EI est supposé combattre et vaincre le régime de Bachar Al-Assad ainsi que les Kurdes désireux d’exercer une souveraineté sur leur territoire, au nord-est de la Syrie.
Un tel accord vaut tant que les deux parties sont en mesure de remplir leur part du contrat. Or, depuis le début de l’année 2015, l’EI est devenue la partie défaillante. D’abord, l’organisation n’est pas parvenue à renverser le régime d’Assad. Ce dernier pourrait même revenir dans le jeu diplomatique mondial dans le sillage de l’Iran. D’autre part, l’EI n’a pas pu s’emparer du Kurdistan syrien. Depuis la défaite des djihadistes à Kobané, les Kurdes, aidés par les frappes de la coalition, n’ont cessé d’infliger des revers à l’EI. La prise de Tal Abyad, fin mai 2015, constitue vue un tournant. Par cette victoire, non seulement les Kurdes ont pris le contrôle d’un des principaux axes d’approvisionnement de l’EI en hommes et en argent (candidats au djihad passant par la Turquie et contrebande de pétrole) mais ils sont dangereusement rapprochés de Raqqa, capitale du Califat autoproclamé (Raqqa est à quelque 40 kilomètres de Tal Abyad).
En gris, territoires détenus par l’organisation Etat islamique en décembre 2014.
Source : Commons Wikimedia
En gris, territoires détenus par l’organisation Etat islamique en juin 2015. Le long de la frontière turque, l’EI, pris en étau par les forces kurdes (en jaune), ne détient plus qu’une bande de territoire de cent kilomètres.
Source : Commons Wikimedia
En juin 2015, Daech ne possède donc plus qu’une seule porte d’accès vers la Turquie. Les Kurdes affichent leur intention de s’emparer de cette zone afin de couper définitivement le ravitaillement de l’organisation en hommes et en fonds. C’est à ce moment précis, alors que la présence de l’EI n’a jamais été aussi faible à sa frontière, que la Turquie envisage une intervention armée afin de « sécuriser sa frontière ».
En réalité, consciente de la disparition prochaine de sa carte maîtresse (l’EI) dans le conflit syrien, la Turquie cherche à reprendre la main. Ainsi, l’attentat de Suruç, le 20 juillet 2015, attribué à l’EI, arrive à point nommé : c’est le premier attentat en territoire turc et le prétexte idéal pour officialiser un « changement de stratégie ».
Or, l’attentat de Suruç pose question. L’EI n’a aucun intérêt à attaquer la Turquie, son meilleur soutien depuis le début du conflit. D’ailleurs, l’attaque a visé et tué 32 jeunes Kurdes proches du PKK (organisation combattue par la Turquie) et désireux de rejoindre les combattants kurdes de Syrie. L’EI ne peut ignorer qu’une exportation du conflit en Turquie peut être instrumentalisée par son puissant voisin afin de renégocier son soutien ou le supprimer. Dans ces conditions, seul un djihadiste incontrôlé aurait pu commettre une telle attaque, à moins qu’elle ne soit l’œuvre de la Turquie elle-même. En effet, les coups fourrés et le recours à des barbouzes sont des méthodes largement employés par la Turquie. Ainsi, en mars 2014, un enregistrement pirate publié sur Youtube révélait un projet d’attaque syrienne contre la Turquie afin de provoquer une intervention de l’armée turque. Dans cet enregistrement, le chef du renseignement turc proposait à Ahmet Davutoglu, alors ministre des Affaires étrangères d’envoyer « quatre hommes [en Syrie] pour lancer huit missiles dans un terrain vague » en Turquie. Autre exemple : en novembre 2005, un attentat tuait une personne dans une librairie du Kurdistan turc. Le propriétaire de la librairie et des habitants parvenaient cependant à appréhender l’auteur et ses deux complices qui l’attendaient dans une voiture. Les trois hommes, tous membres des services de sécurité turcs, possédaient une liste d’opposants à éliminer, dont les assassinats devaient être imputés au PKK. Toujours dans les années 2000, un vaste réseau criminel (appelé Ergenekon), composé de militants d’extrême droite, de la gauche républicaine, d’officiers de l’armée et de la gendarmerie, de magistrats, de mafieux, d’universitaires et de journalistes projetait des attentats dans toute la Turquie afin de provoquer un coup d’Etat militaire[2. Le réseau, actif dans les années 2000, planifiait des attentats en Turquie. Les attentats devaient être attribués au PKK afin d’amplifier la guerre et afin de replacer l’armée au centre du jeu politique et évincer l’AKP au pouvoir. Le réseau sera finalement démantelé par le gouvernement islamo-conservateur de Recep Tayip Erdogan conduisant à l’arrestation de nombreux hauts gradés de l’armée dont un ancien chef d’Etat-major.].
Quelle que soit l’origine de l’attaque de Suruç le 20 juillet, la réponse turque vise avant tout à stopper la progression des Kurdes de Syrie. Cette attaque n’est qu’un élément visant à légitimer l’envoi de l’armée en Syrie. Pour freiner la progression des Kurdes, la Turquie doit en effet s’implanter sur la dernière bande de territoire qu’occupe l’EI le long de sa frontière (une bande de cent kilomètre) avant qu’elle ne tombe entre les mains des Kurdes, empêchant ainsi la jonction entre les territoires et les forces kurdes. Contrairement à ce que prétend le Premier ministre turc, l’intervention de l’armée turque ne changera pas le cours du conflit. Il est peu probable que la Turquie se lance dans des frappes d’envergure contre l’EI. Tout au plus, Ankara pourrait réaliser quelques bombardements sur des cibles non stratégiques afin de prouver son engagement contre l’EI. D’ailleurs, les bombardements du 24 juillet contre l’EI, censés marquer le « changement stratégique » turc, ont pris fin dès le lendemain. D’après un commandant de l’EI, ces attaques, limitées, auraient visé des entrepôts désaffectés. Il est même probable qu’en cas d’invasion turque, l’EI quitte cette zone frontalière sans livrer bataille.
Il est préférable pour l’organisation terroriste de céder ce territoire à la Turquie plutôt qu’aux Kurdes, seule force locale efficace sur le terrain contre ses troupes. Si la Turquie et l’EI agissent de concert pour affaiblir les Kurdes, le revirement turc ne peut être considéré comme un « changement de stratégie . Il s’agit plutôt d’un approfondissement de la stratégie initiale consistant à instrumentaliser l’EI contre les Kurdes de Syrie.
*Photo: SIPA. Reportage n°AP21772056_000002.
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