« Tous les pays qui n’ont plus de légendes sont condamnés à mourir de froid. » Ces mots de Patrice de La Tour du Pin éclairent parfaitement notre rapport à la Résistance aujourd’hui. Une précision, tout d’abord : France libre et Résistance sont souvent confondues, même si elles recouvrent deux réalités bien différentes, qui ont parfois été conflictuelles, comme on peut le lire dans la somme monumentale de Crémieux-Brilhac. Si la France libre reste, elle, relativement épargnée grâce à l’aura de De Gaulle et au parfum du grand large, la Résistance intérieure est toujours l’objet d’interprétations contradictoires. La geste épique des maquis et des réseaux a été revue par les historiens à l’aune des fidélités idéologiques de leurs membres, et on a de plus en plus souvent insisté sur les doubles jeux, les arrière-pensées, voire les trahisons. Il y aurait même eu des résistants-collabos ou des collabos-résistants, allez savoir, à l’image de François Mitterrand, parfaite incarnation de cette ambiguïté.
C’est à ce titre que Le Voyant, de Jérôme Garcin, et Un héros, vie et mort de Georges Guingouin, de Jean-Pierre Le Dantec, deux livres qui oscillent entre l’essai biographique et le roman, sont des « légendes », c’est-à-dire, étymologiquement, des récits qui « doivent êtres lus », non seulement parce qu’ils sont vrais, mais parce qu’ils nous empêchent de mourir de froid, avec des personnages dont la pureté et le courage sont presque gênants dans une époque qui a fait du ricanement une vertu cardinale. Garcin et Le Dantec font le pari qu’on peut encore parler de grandeur et d’honneur, comme au temps de Corneille, et qu’on peut le faire à propos de résistants, sans chercher, chez ces hommes qui ont dit non à Vichy et à l’occupation nazie au prix de risques insensés, de sombres calculs, des détours obscurs, des ambitions secrètes. À les lire, on a l’impression que les ombres de Guingouin, le « préfet » du maquis ressuscité par Le Dantec, et de Jacques Lusseyran, le lycéen déporté à 19 ans, pointent sur nous un doigt accusateur, et pourraient, à l’image du roi Ferrante de La Reine morte, nous envoyer « en prison pour médiocrité ».
En observant sous la plume de Garcin, Lusseyran et ses camarades qui sortent de l’adolescence dans ces années noires, on comprend en creux ce qui nous manque : « Ce qui frappe, c’est que jamais la main ne tremble. Ces gamins sont d’un courage fou. Moins ils ont fait d’études, plus ils ont des convictions d’airain. Chrétiennes pour les uns, communistes pour d’autres, patriotiques pour tous. Les mots qui reviennent sans cesse comme des balles : honneur, devoir, idéal, et leur inflexible corollaire “Vive la France !” (…). Ils ont tant souffert du froid et de la faim, ces enfants, tellement été frappés à coups de nerfs de bœufs par les policiers français et martyrisés par les nazis, que leur mort leur semble une délivrance et, parfois, une victoire. »
Guingouin, en cet été 1942, a déjà 30 ans, et à la tête de ses milliers de maquisards, dans la montagne Limousine ou sur le plateau de Millevaches il semble aussi ignorer la peur. Cet instituteur communiste qui a pris le maquis dès 1940, bien avant la rupture du pacte germano-soviétique, mène depuis deux ans une vie éprouvante : « Assis contre le tronc d’un hêtre, il démonte et remonte son mauser en s’appliquant à ne pas regarder ses mains. (…) C’est si dur d’être sans cesse sur le qui-vive. De devoir constamment se méfier. D’avoir faim. De se nourrir de pommes, de quignons de pain sec frottés de lard. De dormir peu. D’être épuisé dès le matin. De peur. Et le pire de douter. Pas de la justesse du combat, non, de ce côté Guingouin n’a pas l’ombre d’une inquiétude, mais de la lutte à mort qui se joue en France, et plus encore sur le front russe. »
Comme dans la Légende dorée de Voragine, ce qui fait le saint ou le héros n’est pas une grâce particulière, une élection divine, c’est de savoir surmonter sa faiblesse d’homme, à commencer par celle du corps.
Jacques Lusseyran, né en 1924, d’un père ingénieur et d’une mère institutrice, devient aveugle par accident à 7 ans. Cela ne l’empêche ni de faire de brillantes études ni de prendre la tête d’un réseau lycéen à Louis-le-Grand. De la rencontre avec son professeur Jean Guéhenno, bientôt révoqué par Vichy, à la rédaction en chef d’un journal, Défense de la France, qui sera le plus gros tirage de la presse clandestine sous l’Occupation, ce khâgneux fait preuve d’un sens hors pair de l’organisation et d’une fidélité rare en amitié. Sa cécité ne l’empêche pas non plus de survivre à Buchenwald jusqu’au 18 avril 1945, de devenir écrivain, puis d’enseigner la littérature aux États-Unis avant de mourir à 47 ans, en 1971, sur une route d’Anjou, sa région natale, alors que sa maîtresse conduisait. Pourquoi les États-Unis ? Parce que la France de la IVe République, comme celle de Vichy, n’acceptait pas les aveugles comme enseignants.
Guingouin, c’est un autre mystère. Comment un instituteur se mue-t-il en chef de guerre, comment devient-il un véritable stratège et mène-t-il, au mont Gargan, en juillet 1944, la seule bataille rangée et victorieuse de la Résistance, puis libère-t-il Limoges sans effusion de sang, grâce à ses talents de négociateur ? D’autant qu’à peu près tout le monde veut sa peau, la Milice et les GMR[2. Groupes mobiles de réserve.] de Vichy, les troupes de choc de la SS, qui appelaient les zones contrôlées par Guingouin « la petite Sibérie », et même les envoyés du parti qui ne lui pardonnent pas son indépendance ni, plus tard, son refus de déposer les armes à la Libération, quand Thorez, revenu, décide de jouer la carte du compromis gaullo-communiste. De Gaulle parlera pourtant de ce rebelle qui voulait transformer la Résistance en Révolution comme de « l’une des plus belles figures de la Résistance ». Mais le Parti Communiste le forcera à s’exiler dans l’Aube, loin de sa Haute-Vienne, où il reprendra son métier d’instituteur avant de mourir à Troyes en 2005.
En 1998, Guingouin refuse la main tardive tendue par Robert Hue qui propose d’annuler son exclusion : « Le communisme, pour moi, c’est un idéal, pas un parti. C’est l’idéal d’une société plus juste pour les hommes, c’est pour ça qu’ont lutté les premiers chrétiens et qu’on les a jetés aux fauves. »
Le Dantec ne résout pas le mystère, il le raconte par les actes : destruction d’une botteleuse du ravitaillement général à la gare d’Eymoutiers en décembre 1942 – « Plus de blé pour Hitler ! » –, plasticage d’un viaduc ferroviaire à Bussy-Varache en mars 1943, sabotage de l’usine de caoutchouc du Palais-sur-Vienne l’été de la même année. Il n’y a pas d’héroïsme, il n’y a que des preuves d’héroïsme.
Aujourd’hui, on peut envoyer ses enfants dans un collège Georges Guingouin, et uniquement dans la Haute-Vienne, mais il n’y a pas en France la moindre école au nom de Jacques-Lusseyran dont, de surcroît, les livres sont devenus introuvables. Le devoir de mémoire est devenu un impératif catégorique, mais notre mémoire, elle, a de sacrés trous.
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