Le duel annoncé pour l’élection de 2016 à la Maison Blanche entre Hillary Clinton, pour les démocrates, et Jeb Bush, pour les républicains, fait déjà l’objet de commentaires planétaires, même si le second n’a pas encore fait officiellement acte de candidature. Admettons donc, ce qui est loin d’être certain, que ce duo sorte vainqueur des primaires. Que signifie, pour le devenir de nos démocraties, ce phénomène qui voit le pouvoir suprême de la plus puissante d’entre elles accaparé par deux clans familiaux pendant vingt ans, voire vingt-huit, si Hillary ou Jeb parvient à effectuer deux mandats ?
Une première interprétation, dans nos contrées, ne manquera pas – elle le fait déjà – d’utiliser les vieux ressorts de l’antiaméricanisme primaire pour railler les faux-semblants d’un système politique dévoyant l’idée démocratique dans la mise en scène hollywoodienne d’un affrontement factice. La joute électorale quadriennale serait alors le « circenses » que les vrais maîtres du pouvoir états-unien, donc mondial, offriraient au peuple, en plus du pain chichement octroyé pendant que les maîtres se goinfrent (cf. Thomas Piketty). Le spectacle serait alors d’autant plus divertissant, dans tous les sens du terme, qu’il ferait jouer les ressorts éternels du drame familial, animant aussi bien la tragédie classique que le soap opéra de la télévision. Dans la même veine, on regrettera que la politique, aux États-Unis, soit devenue une affaire de marque, de « branding », comme on jargonne aujourd’hui. Le coût faramineux des campagnes électorales inciterait alors les états-majors politiques à présenter des candidats capables de chanter, comme Agamemnon de La Belle Hélène d’Offenbach : « J’en ai assez dit, je pense/En disant mon nom/Le roi barbu qui s’avance/-bu qui s’avance, -bu qui s’avance/C’est Agamemnon/Aga-, Aga-, Agamemnon ! » La marque Clinton et la marque Bush sont suffisamment connues du public pour que le trésor de guerre électoral ne soit pas entamé par la nécessité vitale d’accroître la notoriété du candidat.[access capability= »lire_inedits »]
Enfin, nos brillants intellectuels sociologisants verront dans cette transmission familiale du pouvoir étatique suprême l’aboutissement ultime de la théorie bourdieusienne de la reproduction, assurant la perpétuation, par héritage, des « dominants » dans tous les lieux du pouvoir politique, économique et culturel, tout en cultivant l’illusion démocratique et égalitaire. Cette explication du monde a pour elle l’avantage de la simplicité, puisqu’elle présuppose l’existence d’invariants (conflits liés aux rapports de classe, de sexe, de race, etc.,), faisant ainsi de l’Histoire une machine répétitive où la structure permanente ne saurait être subvertie par la modernité de l’apparence : les formes de la domination peuvent évoluer avec le progrès technologique, mais son essence demeure. Nous sommes donc condamnés à perpétuer la lutte des mêmes contre les mêmes…
Cette analyse paresseuse du monde qui advient ne débouche que sur le ricanement imbécile devant des phénomènes tels que le retour du duel Clinton-Bush, ou la stupide « obamania » provoquée par l’accession d’un Noir à la Maison Blanche. Lorsque le temps aura fait son œuvre, on s’apercevra que la valeur performative de la parole de Barack Obama a été proche de zéro : son plus brillant discours de la campagne électorale de 2004, celui de Philadelphie, qui esquissait la perspective d’une société postraciale aux États-Unis, s’est fracassé sur Ferguson, et sa main tendue aux musulmans dans le discours du Caire a été suivie par la séquence la plus sanglante au Proche et Moyen-Orient depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le « nouveau », chez Obama, s’est limité à sa complexion physique.
C’est donc vers d’autres penseurs que les Bourdieu, Badiou et épigones qu’il convient de se tourner pour tenter de comprendre ce qui nous arrive. Gilles Deleuze, par exemple, dont l’ouvrage majeur, Différence et répétition[1. Différence et répétition, PUF, 2011.], mérite d’être extrait du magma de la french theory en vogue dans les universités d’outre-Atlantique. Gilles Deleuze (1925-1995) est abusivement rangé dans la catégorie des « penseurs critiques » ou « déconstructivistes » style Foucault ou Derrida en raison de ses prises de positions conjoncturelles d’extrême gauche à partir de mai 1968. Mais, si on le lit bien, on découvre que sa pensée est aux antipodes de celle des philosophes cités plus haut. Que nous dit l’ontologie deleuzienne ? Tout d’abord, que rien ne se répète jamais vraiment à l’identique. Gilles Deleuze prolonge ainsi la vieille doctrine du philosophe grec Héraclite qui veut que l’« on ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve » pour la simple raison que l’eau, ne cessant jamais de s’écouler, est à chaque fois différente, bien que le nom du fleuve ne varie pas – de sorte qu’il est en réalité impossible de se baigner ne serait-ce qu’une seule fois dans le même fleuve ! Cette sentence d’Héraclite donne à penser que c’est finalement la nature entière qui s’écoule de la sorte en se cristallisant provisoirement dans tel ou tel phénomène individué de manière contingente. Pareillement, pour Gilles Deleuze, toute impression de stabilité est illusion. Ce que, de façon superficielle, nous croyons voir se répéter « fourmille » en fait d’infimes différences qui font de chaque « retour » un événement toujours nouveau et irréductible à ce qui l’a précédé.
Pour en revenir à notre exemple de départ, le duel programmé Clinton-Bush en 2016, cette approche deleuzienne nous permet de pointer le vrai dilemme des démocraties modernes. Aujourd’hui, le demos, le peuple conçu comme sujet politique, est spontanément parménidien, comme Monsieur Jourdain fait de la prose sans le savoir : ayant renoncé à faire usage de son pouvoir souverain pour subvertir le système en place et le remplacer par un autre – les révolutions tragiques du xxe siècle l’en ont, pour longtemps encore, dissuadé –, il cherche, par son vote, le retour d’un « même » idéalisé par le souvenir. Voter Hillary Clinton, c’est rêver qu’on va revenir aux années fastes de la croissance économique conjuguée à l’ascension des classes moyennes. Voter Jeb Bush, c’est croire au retour de l’Amérique triomphant de l’empire du mal soviétique, lorsque George Herbert Bush (le père) recueillait les fruits du génie géopolitique de son prédécesseur Ronald Reagan. Le combat politique pour la conquête du pouvoir s’articule donc sur deux nostalgies concurrentes, et non sur deux projets antagonistes. Il en va tout autrement de l’exercice du pouvoir, qui doit s’accommoder du flux héraclitéen, donc forcément décevoir ceux qui avaient espéré de la répétition. Cela s’applique, bien entendu, hors des États-Unis.[/access]
*Photo : wikicommons.
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