La trahison des laïcs


La trahison des laïcs

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1. Je suis farouchement laïc. En m’avançant ainsi, je m’expose sans doute aux attaques des fanatiques religieux, mais je crains plus immédiatement de subir les foudres des laïcistes. Car le mot « laïc » est un signe ostensible dans notre langue. Je n’y peux rien. Il est aussi peu neutre que le crucifix, la Vierge Marie ou même la tonsure (encore que la tonsure puisse plus facilement paraître pour une fantaisie néogothique ou post-punk).

Pour preuve, il existe un Conseil pontifical pour les laïcs (dont j’ai la grâce d’être membre malgré mon indignité), et quand vous tapez les lettres L, A, I, C, dans votre barre de recherche, même Google peut vous proposer le site laici.va, avec le dot du Vatican… C’est dire s’il faut se méfier de la laïcité. Avec un peu de cohérence, des gens intelligents comme M. Peillon ou Mme Vallaud-Belkacem ne pourront que la supprimer des écoles de leur République.

De fait, celui qui voudrait s’y attacher en ayant un tant soit peu le sens de ce que cela veut dire court fatalement le risque de découvrir qu’il est un chrétien d’Occident malgré lui, et il finira soit par se convertir comme certains, soit, comme beaucoup d’autres, par s’auto-persécuter et peut-être même par supplier les musulmans de le tirer de ce mauvais pas.

2. Le mot « laïc », qu’on le veuille ou non, est issu du vocabulaire chrétien, catholique ou orthodoxe.[access capability= »lire_inedits »] Il s’oppose au mot « clerc ». Se poser en laïc suppose l’existence en face d’un clergé reconnu, ayant sa place, assumant son rôle sacral et limitant par là le politique au domaine profane. Au reste, n’importe quel « bouffeur de curé » conscient de son écosystème ne peut que buter sur ce constat : il a besoin des curés, il doit même favoriser leur multiplication, comme tout prédateur consciencieux, sans quoi il meurt de faim. Et c’est à quoi le laïcisme – hélas ! – le condamne. Il veut détruire le bel anticléricalisme de nos pères (celui de Boccace, de Hugo, ou encore de Brassens et de Pasolini, qui exige le christianisme comme culture).

Tel est le pire ennemi de la laïcité. Au lieu d’exister comme elle relativement à un clergé, le laïcisme érige un laïcat autonome, absolu, et il arrive dès lors à la laïcité la même chose qu’à la féminité quand elle se campe non en polarité, mais en concurrence avec le sexe masculin : le laïciste se met à ressembler au pire des calotins, de même que la féministe a l’air d’un mec vraiment pas commode (associez les deux, et vous avez l’une de ces grandes prêtresses qui n’hésitent pas cependant, si c’est la seule manière d’avoir le dessus, à quitter le tableau virago pour jouer sur celui des vapeurs et de la fragilité blessée).

Le laïcisme se constitue donc en nouvelle cléricature, avec sa hiérarchie, ses mystiques, ses temples et surtout son inquisition – disons mieux : sa Charia Hebdo. Parce qu’il ne sait plus équilibrer le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, il se croit républicain, mais il est en vérité fondamentaliste. Et c’est pourquoi l’islamisme est son rival mimétique. Certes, le laïcisme s’évertue à absorber le pouvoir spirituel dans le pouvoir temporel, alors que l’islamisme s’efforce de faire l’inverse. Mais, par là, l’un et l’autre récusent la vraie laïcité. Et ils rejettent avec elle la culture et l’histoire.

3. Le signe de ce rejet, c’est précisément qu’on ne voit même plus dans le mot « laïc » un signe ostensible. Dans Moi, moche et méchant, Vector réussit à voler la grande pyramide de Gizeh –, mais cela fait belle lurette que nous, jolis et gentils, nous faisons beaucoup mieux. Nous escamotons les cathédrales – tout en les laissant à leur place. Nous faisons taire la langue française – tout en l’employant. Ce prodige impossible aux plus grands prestidigitateurs, nous y parvenons grâce au règne universel du tourisme. Voilà le plus fort : la disparition s’opère non par la mise au secret mais par le parc d’attractions. La langue est exaltée comme moyen de communication commerciale – et c’est là son écrasement complet. La cathédrale est signalée comme une excursion cinq étoiles « à ne pas manquer » – et c’est là qu’on la rate entièrement. L’Europe devient un Europa Park pour la clientèle mondiale.

En 1942, dans sa lutte contre un fascisme bien réel, et non contre les baudruches qu’on pare aujourd’hui de ce nom pour se donner beau jeu de les pourfendre, Benedetto Croce écrivait un texte intitulé « Pourquoi nous ne pouvons pas ne pas nous dire chrétiens ». Il ne le faisait pas au nom de la foi, mais de l’histoire, car assumer l’histoire était selon lui le seul moyen de résister à l’idéologie. Ce point de vue généalogique et non théologal le conduit à cet aveu : « Dans la vie morale et dans la pensée, nous nous sentons directement les enfants du christianisme », et cela quand bien même nous serions amateurs de Sade, de Nietzsche ou de Georges Bataille, qui sans cette filiation deviendraient illisibles.

Caroline Fourest, pour prendre un exemple dans le journalisme chic, devrait en ce sens convenir qu’elle est encore chrétienne, et que, si elle ne l’était pas, elle ne pourrait pas faire l’« éloge du blasphème ». Car soit elle serait dans un monde islamique, auquel cas on la lapiderait bien vite ; soit elle serait dans un univers complètement ignorant de Dieu, auquel cas le blasphème n’aurait pas lieu d’être.

4. La perte des racines tarit la sève : ce n’est pas seulement le passé qui est perdu par le laïcisme, c’est aussi le présent. Sa croyance en la sécularisation lui interdit de sortir de ce qui est moins qu’un provincialisme : une sorte de secte parisiano-médiatique au positivisme de moins en moins positif. On y croit encore, à la loi des trois âges successifs – religieux, métaphysique puis scientifique – mais sans se rappeler qu’Auguste Comte lui-même s’était senti obligé de revenir au premier âge, en rédigeant des catéchismes, en essayant de fonder une religion de l’Humanité qui reprenait les sept sacrements de l’Église catholique, en moins transcendants toutefois, et donc en plus moralisateurs.

Pour démontrer l’inanité de cette croyance en une sécularisation inéluctable, José Casanova, sociologue des religions et professeur à l’université de Georgetown, met en exergue la seule année 1979 : l’arrivée au pouvoir de l’ayatollah Khomeiny en Iran (là où l’on redoutait avant tout la menace communiste), le renversement de la dictature somoziste au Nicaragua (à travers la théologie de la libération), la visite de Jean-Paul II en Pologne et la création consécutive de Solidarnosc… Cette année-là, la religion paraît incontestablement de retour dans la sphère publique. Mais l’a-t-elle jamais quittée ? N’y eut-il pas en 1947 cette guerre entre musulmans et hindous qui fit un million de morts sur le seul fondement religieux ? N’y eut-il pas aussi, à l’orée du xxe siècle, ce qu’on appelle le génocide arménien, mais qui est surtout une extermination systématique des chrétiens en Turquie ? Et n’y eut-il pas Auschwitz ?

On tient à rester aveugle, cependant. Dans les conflits actuels, on ne veut voir que des terroristes et des victimes. Ces dernières sont désignées par l’AFP comme des étudiants kényans, des ressortissants égyptiens ou éthiopiens, pas comme des chrétiens ni des coptes. Il faut absolument maintenir l’idée que la religion n’est qu’une affaire privée, digne du rayon « bien-être et spiritualité » de l’espace culturel E. Leclerc. Sans quoi il nous faudrait péniblement reconnaître, contre nos théories, qu’aux yeux de l’État islamique nous sommes encore une terre de chrétienté qu’il s’agit de conquérir.

5. Mais on juge un arbre à ses fruits, pas à sa sève ni à ses racines. Et, sur ce point, cela ne va pas mieux que pour les précédents. Le laïcisme ne perd pas que le passé et le présent, il perd aussi l’avenir. Bien sûr, il croit dur comme fer au futur, c’est-à-dire à l’innovation. Mais le futur n’est pas l’avenir, c’est-à-dire la suite des générations. Le futur peut même aller contre l’avenir. L’innovation s’intéresse spécialement de nos jours à empêcher les engendrements. Elle a son programme. Elle vise à la fabrication du bienheureux superman. Elle appelle donc à un moratoire sur la naissance hasardeuse et non sélective de ces petits enfants qui nous échappent par l’archaïque voie sexuelle.

Alors qu’une société ne peut se déployer qu’en promouvant des raisons de vivre et de donner la vie, la nôtre se préoccupe avant tout de développer et de légaliser les moyens de se tuer et de procurer la mort. Cela, bien sûr, au nom de la liberté individuelle – une liberté individuelle qui ne saurait pas plus s’encombrer d’un héritage que d’une postérité. Le démographe Jean Bourgeois-Pichat, ancien directeur de l’INED, observait en 1988 qu’avec les taux de natalité actuels, les peuples européens devraient entièrement disparaître aux alentours de 2250.

Le laïcisme, en chantant l’innovation plus que la natalité, en substituant à l’espérance un progrès auquel plus personne ne croit, signe ainsi son propre arrêt de mort. À moins qu’il ne recouvre la vraie laïcité : celle qui, parce qu’elle est en relation avec des moines qui témoignent d’une vie plus forte que la mort, sait qu’elle ne fait pas des enfants que pour la vermine ou pour la présidence de François Hollande, et se trouve par là encouragée dans une sexualité vraiment débridée, telle qu’y invite l’Église, c’est-à-dire allant si loin dans une pénétration sans préservation qu’elle suscite un lien avec une belle-mère, génère des petits-enfants et colonise le Royaume des Cieux.

6. On aura compris que mon propos est de montrer à quel point les lignes bougent. Je ne parie par sur un retour des chrétiens sur la scène politique telle qu’elle se joue encore. Je pense plutôt que cette partition sur laquelle on nous module toujours de vieilles rengaines ne tient plus face aux défis de notre époque. Les adversaires d’hier sont appelés à une nouvelle alliance : l’anticlérical devra de plus en plus reconnaître qu’il est chrétien ; le bouffeur de curé, à quel point le curé est excellent pour la santé ; la féministe vraiment féminine, que son modèle est dans la Vierge Marie – ou dans Jeanne d’Arc, à la rigueur.

Le laïcisme est à vrai dire un épiphénomène. Notre ère est désormais moins celle de l’idéologie que de la technologie. Après les expériences totalitaires du siècle passé, ce n’est plus l’utopie politique qui soutient encore le progressisme, c’est un projet transhumaniste. Quand on parle de révolution, on pense désormais au numérique ou aux nanotechnologies, pas à Marx ni à Che Guevara. Cet empire technologique produit en réaction la nostalgie d’un retour à une nature que nos fonds d’écran font apparaître comme bénigne et paisible. Dans les deux cas, technologisme et écologisme, il y a rejet du poids de l’histoire. Or, curieusement – et c’est cela qui le rend si postmoderne –, l’islam aussi participe de ce rejet. Pour lui, il n’y a pas de Révélation progressive. La Bible n’a rien d’historique, elle a d’ailleurs été falsifiée par les juifs et les chrétiens. Mahomet n’est là que pour restaurer la religion originelle et pure, qui était déjà celle d’Adam.

L’opposition entre un monde technoscientifique avancé et un monde islamique barbare est donc très superficielle : les villes high-tech du Qatar comme les cyberattaques de Daesh nous le laissent entendre. Mais ce qui nous le fait vraiment voir, c’est la haine d’Israël. Pourquoi cette haine spécifiquement ? Parce que le juif résiste aussi bien à la technoscience qu’à l’oumma. Les incubateurs fabriquent des surhommes, ils ne sauraient faire des fils d’Israël ; les musulmans substituent Ismaël à Isaac, ils ne sauraient reconnaître l’élection de Jacob. Le juif est en cela le garant du mystère de l’histoire (et le chrétien peut l’affirmer plus que le juif lui-même, puisque, d’après sa foi, le grand événement de cette histoire, c’est que le Verbe s’est fait Juif).

Ainsi, face à la double sommation du djihadiste et du cyborg, Don Camillo et Peppone sont voués à découvrir leur fraternité profonde. Qu’ils s’y dérobent, et ils devront de toute façon laisser la place, ici, au mufti, là, à Robocop, ou pourquoi pas, fusionnant les deux selon le dernier cri, à l’e-mam ?[/access]

*Photo : wikicommons.

Mai 2015 #24

Article extrait du Magazine Causeur



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est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : <em>Qu'est-ce qu'une famille ?</em> Salvator, 2014.

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