Après le projet de réforme du collège, le projet de réforme des programmes d’Histoire suscite un débat nourri et révélateur des fractures idéologiques de notre France contemporaine. Remercions tout d’abord le ministère de l’éducation nationale d’avoir permis que ce projet soit rendu public au moment où les esprits, déjà échauffés par la question de la suppression des options latin et grec et des classes bilangues, étaient prêts à réagir au quart de tour. Par ailleurs, alors qu’au lendemain des attaques terroristes de janvier dernier, la société française s’interroge comme jamais sur son devenir, le contexte est plus que favorable pour que ces nouveaux programmes deviennent un enjeu national, politique et culturel.
Comme pour la réforme du collège, la question des programmes s’inscrit dans un débat qui oppose moins la droite à la gauche qu’une communauté intellectuelle et éducative à une technocratie déconnectée du réel et marquée par le pédagogisme et le multiculturalisme. Incapable dans un premier temps de comprendre et d’adapter sa communication à cette contestation inédite, l’exécutif n’a fait que l’alimenter avec les invectives proférées crânement par Najat Vallaud-Belkacem contre les pseudo-intellectuels, ou par François Hollande lorsqu’il disait entendre le « concert des immobiles ».
Malgré leur fermeté affichée, nos autorités commencent à réaliser qu’il leur faut limiter la catastrophe : celle que serait pour elles la fuite de personnalités qui viendraient rejoindre le cortège des intellectuels déçus par la gauche, et qui, à l’exemple d’un Alain Finkielkraut ou d’un Michel Onfray, pourraient exercer une forte influence sur l’opinion.
Un premier sondage montre que la réforme du collège passe mal auprès d’environ deux tiers des Français. Dans ces conditions, envisager d’associer des historiens de grand renom, comme Pierre Nora ou Jean-Pierre Azéma, aux travaux du conseil supérieur des programmes (CSP) sur la réécriture des programmes d’Histoire pourrait être interprété comme un premier coup de frein au jusqu’au-boutisme de Najat Vallaud-Belkacem. Car le risque s’accroît qu’elle entraîne le navire gouvernemental dans la tempête.
Malgré les efforts répétés de la ministre et du président du CSP, Michel Lussault, pour tenter d’éteindre l’incendie allumé par un projet de programme d’Histoire conçu comme un menu à la carte (chrétienté médiévale, humanisme, société des Lumières) mais avec l’obligation de choisir certains plats (l’islam et la traite négrière), le mal est fait. Najat Vallaud-Belkacem a beau jeu d’accuser la droite de vouloir enfumer l’opinion, ce sont les critiques exprimées publiquement par un certain nombre d’historiens incontestés, au rang desquels Pierre Nora, mais aussi Michel Winock ou Patrice Gueniffey, qui ont porté un coup de massue à cette première version du programme. En effet, ce n’est pas un responsable politique de l’opposition mais Bruno Benoit, le président de l’association des professeurs d’histoire-géographie, forte de 7000 membres, qui explique que « ce qui est gênant, c’est de valoriser ces pages noires en obligeant les collègues à les traiter et, dans le même temps, reléguer au rang d’option des sujets fondamentaux comme le siècle des Lumières, essentiel pour comprendre la Révolution Française, ou encore l’Histoire de la Chrétienté ». Ce projet, tel qu’il est conçu, aujourd’hui, est devenu indéfendable tant le décalage est grand avec les attentes d’un pays qui ne veut pas d’une telle remise en cause des fondements historiques de sa mémoire collective. Il paraît donc certain qu’il sera revu à la fois sur le fond et dans sa forme.
Mais, dans un entretien accordé au journal Le Monde, Michel Lussault, qui veut montrer sa détermination à garder la haute main sur l’élaboration des programmes d’Histoire, a d’ores et déjà fixé deux points « non-négociables ». Le premier est le maintien, quoiqu’il arrive, du principe des thématiques laissées au choix de l’enseignant. Le risque évident ici est, comme le souligne Pierre Nora, que certains d’entre eux choisissent les thèmes en fonction de leurs partis pris politiques et idéologiques.
Le président du CSP se montre également intransigeant sur le second point, à savoir le refus de toute Histoire proprement nationale : « Il faut reconnaître la pluralité de l’histoire de France […] il n’y aura pas d’évolution de l’histoire vers un “roman national”, qui serait un dévoiement de ce en quoi nous croyons ». Avec des propos dignes d’un théologien, Michel Lussault oppose de façon caricaturale le Mal et le Bien, à savoir une Histoire mystificatrice dont l’unique objet serait d’exalter le génie national de la France, et une histoire empreinte de lucidité qui est celle d’une France plurielle. A le comprendre, il ne devrait donc pas y avoir une Histoire de France qui fonde une mémoire collective commune, mais des histoires de France qui traduiraient plutôt des mémoires communautaires séparées les unes des autres, voire s’opposant les unes aux autres. On comprend mieux pourquoi les nouveaux programmes, malgré un semblant de chronologie, accentuent encore les impasses déjà bien réelles sur des pans entiers de l’Histoire puisqu’en effet, il n’est plus nécessaire de respecter une continuité inhérente à toute Histoire nationale.
Le président du CSP a donc clairement défini les limites à ne pas franchir pour ne pas tomber dans l’hérésie que serait la promotion d’un roman national. Les historiens et les enseignants, invités à donner leur avis sur les programmes au cours de l’été, n’ont qu’à bien se tenir.
Pourtant, ce Rubicon, des intellectuels l’ont un peu, et pour certains allègrement franchi. Non pas qu’ils défendent tous, et de la même manière, un roman national façon IIIème République, mais certains dénoncent tout simplement le risque d’une fragmentation de l’Histoire de France. Ainsi, l’historien Michel Winock évoque les pressions de groupes qui considèrent que leur mémoire et leur identité ne sont pas suffisamment intégrées dans l’Histoire générale, chacun d’entre eux revendiquant une place à part. Pierre Nora exprime aussi sa perplexité face à ce programme qui exprime un manque d’enthousiasme pour la France et ce qu’elle est : « Cette absence d’orientation reflète la crise identitaire que traverse la France, une des plus graves de son histoire. C’est l’expression d’une France fatiguée d’être elle-même, d’un pays qui ne sait pas trop où il va et ne sait donc pas dire d’où il vient ».
En révélant que la question identitaire est, en fait, l’enjeu central du nouveau programme d’histoire, ces historiens ont suscité l’ire de certains de leurs collègues et fait sortir du bois le think-tank Terra Nova. C’est le président du comité de vigilance pour les usages publics de l’histoire (Saint-Just n’est pas loin !), Nicolas Offenstadt, qui a ouvert le bal. Toujours en pointe lorsqu’il s’agit d’attaquer une histoire nationale qui serait celle d’une culture dominante, il voit en Pierre Nora quelqu’un qui projette sur l’enseignement de l’Histoire « ses fantasmes identitaires nostalgiques » !
Le directeur général de Terra Nova, Thierry Pech, et les quelques intellectuels (dont Antoine Prost et Benjamin Stora) signataires d’une tribune du Monde, intitulée, « Halte à l’élitisme conservateur », ne disent pas autre chose, lorsqu’ils dénoncent « les peurs identitaires de ceux qui fustigent le dévoiement des programmes d’Histoire ».
Pour les auteurs de cette tribune, l’unique objectif des programmes d’Histoire doit être « de rechercher la vérité et de dissiper les fantasmes ». La vérité, oui, bien sûr, mais la chasse aux fantasmes, non merci ! Là, on glisse sur une pente dangereuse où l’Histoire serait condamnée à devenir un service de « désintox », cette occupation très à la mode dans les médias qui consiste à démêler, soi-disant, le vrai du faux. Vouloir faire passer les faits historiques au détecteur de fantasme me semble intellectuellement très contestable, car cela revient à les apprécier au gré des sensibilités et des opinions. Quand la gauche accuse l’extrême droite de fantasmer sur l’islam et l’immigration, et que celle-ci l’accuse en retour de voir le fascisme partout, il n’y a pas de place pour la vérité historique.
Cette confrontation entre une vision nationale de l’enseignement de l’Histoire de France et une vision plurielle et multiculturelle n’est pas près de s’éteindre. On peut s’attendre à des polémiques aussi violentes que celle que l’on a observées autour du philosophe Marcel Gauchet, à propos de son invitation à la conférence inaugurale des Rendez-vous de l’histoire de Blois en octobre dernier. Pierre Nora en sera-t-il la prochaine cible ? C’est bien possible, quand on voit que Nicolas Offenstadt est déjà sur les starting-blocks. L’auteur des Lieux de mémoire arrivera-t-il, malgré tout, à imprimer sa marque sur les nouveaux programmes ? Ce serait une victoire inattendue. Comme quoi, à quelque chose malheur pourrait être bon.
*Photo : wikimedia commons
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