Parmi les aberrations de la réforme du collège portée par Najat Vallaud-Belkacem, on a relevé le mauvais coup, peut-être fatal, porté à l’enseignement de la langue de Goethe dans le premier cycle de l’enseignement secondaire. On s’en est ému jusque dans les sphères gouvernementales à Berlin, où des juristes pointilleux estiment que les mesures annoncées contreviennent à l’esprit du traité de l’Elysée de 1963. Cette charte de la réconciliation franco-allemande, signée par Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, stipule en effet que « les deux Gouvernements reconnaissent l’importance essentielle que revêt pour la coopération franco-allemande la connaissance dans chacun des deux pays de la langue de l’autre. Ils s’efforceront, à cette fin, de prendre des mesures concrètes en vue d’accroître le nombre des élèves allemands apprenant la langue française et celui des élèves français apprenant la langue allemande ». Longtemps, la lettre, sinon l’esprit, de ce chapitre du traité semblait avoir été respectée : la démocratisation de l’accès à l’enseignement secondaire dans les deux pays avait, en chiffres absolus, fait croître régulièrement le nombre des élèves apprenant l’allemand en France et le français en Allemagne.
Ce tour de passe-passe statistique masquait le fait que la proportion des apprentis germanophones et francophones était en constante régression : l’obligation de l’apprentissage d’une seconde langue vivante était progressivement réduite en Allemagne, notamment dans la filière professionnelle des Realschule[1. En Allemagne, on a abandonné les tentatives de « Gesamtschule » (collège unique) pour rétablir un système dual général (Gymnasium) ou professionel (Realschule). On pourra comparer les résultats français et allemands en regardant le taux respectif du chômage des jeunes…], et l’espagnol s’impose en France comme seconde langue archidominante. Les enfants et adolescents étant principalement mus par la loi du moindre effort et du plaisir maximum, ils consentent à apprendre l’anglais, ou plutôt le « globish » appauvri, qui vous ouvre l’espace de la consommation matérielle et culturelle mondialisée. Ils ne voient aucune raison de se soumettre à la discipline d’apprentissage pénible d’une langue exigeante, où il ne s’agit pas de « construire son savoir » avec des méthodes ludiques, mais de s’enfoncer dans le crâne des règles de grammaire et de construction du discours notablement différentes de celles de sa langue maternelle. Et puis, pour aller s’éclater en boîte à Berlin le temps d’un week-end Easyjet, le « globish » est largement suffisant pour commander ses bières et amorcer un plan drague…
À treize ou quatorze ans, lorsqu’il s’agit de cocher la case « langue II » sur la fiche de vœux pour le passage en 4ème, l’ado concerné a affuté ses arguments pour persuader ses géniteurs de l’inscrire en espagnol : l’apprentissage de la langue de Cervantès lui ouvrira les portes du vaste monde, de Madrid à Buenos-Aires en passant par Mexico et Caracas… La ruse pour justifier la paresse est soutenue par la capacité de ces mêmes ados à tanner leurs parents jusqu’à ce qu’ils craquent, y compris sous la pression du chantage : « Si tu m’inscris en allemand, je n’en ficherai pas une rame, d’ailleurs, au brevet, la deuxième langue, c’est qu’une option… ».
Najat Vallaud-Belkacem vient de priver les parents adeptes de la résistance à la nonchalance juvénile du dernier argument qui leur restait pour contraindre leur progéniture à se colleter avec les subtilités de la déclinaison de l’adjectif germanique. Elle a mis fin d’un trait de plume à l’existence des classes bilangues en 6ème, ou l’on apprend simultanément l’anglais et l’allemand. Trop élitiste ! Manière détournée d’échapper au « collège unique », où tout le monde fait tout, c’est à dire rien. C’est vrai : pour apprendre l’allemand avec un minimum de succès, il convient d’être à l’aise avec sa propre langue, dans le vocabulaire comme dans la compréhension de sa grammaire, ce qui exclut pas mal de monde. Les classes bilangues, pourtant, n’étaient pas seulement un refuge pour gosses de bobos, mais permettaient aussi à une minorité d’enfants issus des milieux dits défavorisés, les plus doués, d’échapper au déterminisme social. S’il s’agit de donner des perspectives d’emploi à ces jeunes, c’est bien l’allemand qu’il faut leur enseigner pour leur permettre d’aller outre-Rhin combler le déficit démographique d’une puissance industrielle vieillissante ! C’est ce qu’ont déjà compris un grand nombre de ressortissants de pays du Moyen-Orient, Palestiniens, Syriens, Irakiens fuyant la guerre, et se construisant une existence acceptable, et parfois confortable, à Hambourg, Munich ou Stuttgart…
Quant aux jeunes bourgeois de l’Hexagone, s’ils avaient un minimum de jugeote, et même s’ils voulaient exercer astucieusement leur droit à la paresse, ils devraient comprendre que dans un contexte de concurrence effrénée pour l’accès aux bonnes places, la maitrise de l’allemand leur donnerait un avantage certain sur leurs concurrents balbutiant bêtement l’espagnol. Un simple coup d’œil sur la structure des échanges, l’intégration des économies à l’échelle européenne, le marché de l’emploi des cadres suffira à les persuader…
On trouvera également quelques bénéfices secondaires à pouvoir accéder, dans la langue originale à quelques auteurs pas totalement inintéressants : qui, sinon les profs d’allemands, espèce en voie d’extinction pourra faire apprécier le Faust de Goethe, ou L’Allemagne, un conte d’hiver de Heinrich Heine ? Mais cela est peut-être trop demander à Mme Vallaud-Belkacem.
Cette dame, par ailleurs, dispose d’un don exceptionnel pour se payer notre cafetière (« Unsere Kaffeekanne zu bezahlen ») : pour calmer l’ire des Germains, elle a précisé que l’on allait pouvoir être initié à l’allemand dès le CP, dans le cadre d’une « carte des langues » sur le territoire, où, en fonction des besoins et des demandes, d’autres langues que l’anglais pourraient être enseignées en primaire. J’entends déjà les hurlements des parents dont les mioches pourraient être privés d’anglais précoce ! Résultat prévisible : l’allemand au CP, ce sera pour les Alsacos !
Ajoutons, pour conclure, que point n’est besoin d’aimer les Allemands pour apprendre leur langue. On peut arrêter l’allemand et se mettre au boche.
*Photo : Pixabay.
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