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Le crucifix aux orties


Le crucifix aux orties
Crucifixion, Elisabeth Frink
Crucifixion, Elisabeth Frink
Crucifixion, Elisabeth Frink

Le crucifix dans les salles de classe : perturbant émotionnellement pour les enfants des minorités religieuses ou non-croyantes. C’est le jugement implacable de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg dans une affaire qui oppose l’Etat italien à l’une de ses ressortissantes d’origine finlandaise. Celle-ci estime que son droit à « une éducation et un enseignement conformes à ses convictions religieuses et philosophiques » pour ses enfants est remis en cause par la présence de crucifix dans les salles de classe. Elle insiste en outre sur la discrimination entre les religions que cette présence instaurerait. La Cour lui a donné raison sur tous ces points, condamnant même l’Italie à verser à la plaignante 5000 euros pour « dommage moral ». L’Italie a fait appel.

Perturbation émotionnelle des enfants, violation du libre-choix et discrimination : tel l’antique bouc émissaire en route pour Azazel, voilà le crucifix chargé de tous les crimes de la communauté par cette parfaite incarnation de la morale contemporaine qu’est la CEDH. Mais après tout, n’est-ce pas le sens même du succès planétaire du crucifix – celui qu’on y cloue prend sur lui les fautes de tous ? « Agneau de Dieu qui enlèves le péché du monde. » C’est merveille de constater comme les rites les plus laïcs savent parfois réinterpréter pour notre profit à tous les cultes les plus archaïques. Une fois la Croix chargée de tous les péchés, qui pourrait contester le jugement de la CEDH ?

Le gouvernement italien a essayé. Il a expliqué que l’enseignement était bien sûr laïc en Italie et qu’il n’y était pas question pour les profs d’évangéliser en classe. Il précisa encore que dans cette affaire nul ne défendait une antique croyance religieuse, mais bien la culture et des valeurs démocratiques les plus contemporaines qui, selon son défenseur, plongent leurs racines « dans un passé plus lointain, celui du message évangélique. Le message de la croix serait donc un message humaniste, pouvant être lu de manière indépendante de sa dimension religieuse, constitué d’un ensemble de principes et de valeurs formant la base de nos démocraties ». Bref, l’Italie n’hésita pas à mettre en avant d’hypothétiques racines chrétiennes du Bien contemporain ralliant ainsi la religion catholique à la bandiera rosa de la tolérance et du bien-être des petits enfants. Pour justifier la persistance d’une tradition séculaire il faut obligatoirement mobiliser les valeurs les plus au goût du jour. Rien n’y fit. C’est en vain que nos amis transalpins tentèrent de noyer le poisson christique dans la vague de l’intransigeant tolérantisme contemporain.

N’est pas admis dans le nouveau Saint des Saints qui veut, à commencer par l’ancien: exit donc le crucifix qui perturbe émotionnellement les enfants, comme il perturbait autrefois les vampires. Il faut dire qu’avec la mode du gothique chez les moins de seize ans, les premiers ressemblent aujourd’hui parfois aux seconds. Ceci expliquant peut-être cela.

Mais trêve de plaisanterie et revenons à nos brebis égarées.

La Cour rappelle aussi complaisamment que la loi qui prévoit l’exposition d’un crucifix dans les salles de classe italiennes date du concordat de 1929, c’est-à-dire de la période fasciste. Belle reductio ad benitum. Ce que Benito a voulu ne peut être bon. Dans ces conditions, on aura toujours raison de s’opposer au crucifix. La Résistance, même à une loi qui a presque l’âge de ma grand-mère, est à jamais d’actualité, surtout en ces périodes sarko-berlusconiennes.

Le problème c’est que cette origine mussolinienne du crucifix dans les salles de classe est elle-même contestée. Le Conseil d’Etat italien notait en 2006, dans le cadre de cette affaire, que « la prescription des crucifix dans les salles de classes » datait non pas du concordat de 1929 mais de la loi Casati, adoptée par un Etat [le Royaume de Sardaigne] qui nourrissait bien peu de sympathie pour l’Eglise catholique », loi qui fut ensuite étendue à toute l’Italie après l’unification. Mais ne pinaillons pas : la cause des enfants, qui est celle de tous les Résistants, mérite bien quelques libertés avec l’exactitude historique.

Le plus rassurant est que la décision de la Cour énerve les Italiens. Il existe aujourd’hui dans ce pays un quasi-consensus sur l’apport culturel du christianisme à la modernité italienne (la filiation est plus embarrassante pour le christianisme que pour l’Italie berlusconienne). De quel droit un Tribunal situé à l’étranger s’immisce-t-il dans ce consensus ? La merveilleuse Europe serait-elle cette abstraction idéologico-technocratique qui affirme tranquillement qu’un pays perturbe ses enfants parce qu’un bout de bois est accroché au mur de ses salles de classes ?

Le secrétaire d’Etat du Vatican, Tarcisio Bertone, bête noire des « catholiques progressistes » et qui a ce titre ne peut pas être tout à fait mauvais – et ce malgré son attachement à un objet aussi perturbant pour les enfants que le crucifix – a fait de cette décision un commentaire plaisant: « l’Europe du troisième millénaire nous laisse avec les seules citrouilles des fêtes récemment célébrées et a éliminé nos symboles les plus chers ». En tant que catholique, je ne peux que trouver intéressant un monde dans lequel les prélats de l’Eglise catholique en arrivent à stigmatiser sur un ton badin la bêtise officielle. En tenant bien sûr compte du fait que personne ne songe aujourd’hui en Europe à reprendre les persécutions antichrétiennes du début de l’Empire romain, je me prends à penser qu’il va faire bon être catholique dans les années qui viennent. Nous autres catholiques allons enfin goûter au confort de la position minoritaire : la religion d’Etat qui s’impose aujourd’hui en Europe, en rejetant le catholicisme dans les ténèbres extérieures de ce qui « perturbe les enfants » rend un fier service à ceux qui, appartenant encore bêtement à l’ex-majorité catholico-franco-franchouillarde des Français, n’ont jamais eu l’occasion de prendre la pose du maudit ou du proscrit. Grâce à la CEDH, cette discrimination insupportable est sur le point d’être abolie. Il suffira bientôt d’aller à la messe le dimanche pour pouvoir candidater comme tout le monde au statut de minorité opprimée : merci l’Europe !

Un monde intéressant certes, mais aussi un peu effrayant. Mon fils fréquente aujourd’hui l’école publique. Avant les vacances scolaires, il a activement préparé Halloween. C’était très drôle tous ces monstres et citrouilles que l’on dessinait et affichait au mur que nul crucifix n’entachait. Et c’est tant mieux, nous sommes en France, et il n’y aucune raison de remettre en cause la stricte séparation de l’Eglise et de l’Etat qui s’est imposée il y a plus d’un siècle, au corps défendant de l’Eglise.

Mais en écoutant Mgr Bertone, j’ai repensé à ces citrouilles évidées, posées là, avec leurs yeux triangulaires et inquiétants, tristes fenêtres donnant sur le rien de l’absence d’âme. Et j’y ai vu pour finir le symbole parfait de ce que sera la tête de nos enfants une fois que l’institution toute entière se sera convertie à ce culte de l’égalité de traitement de toutes les cultures et toutes les croyances. Lorsqu’il ne sera plus question de rien distinguer, pour ne plus offenser personne.



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Florentin Piffard est modernologue en région parisienne. Il joue le rôle du père dans une famille recomposée, et nourrit aussi un blog pompeusement intitulé "Discours sauvages sur la modernité".

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