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Dans les brumes de Tavernier


Dans les brumes de Tavernier

In the electric mist

Vous connaissez certainement ce mot de Sacha Guitry : « Le silence qui suit une œuvre de Mozart est encore de Mozart ». Eh bien, les quelques minutes d’obscurité qui suivent certains films de Bertrand Tavernier sont encore de Tavernier. Et même les heures ou les semaines durant lesquelles ses films continuent à nous hanter. Noir c’est noir. L’empreinte de son univers est toujours forte. Parfois indélébile. Au fil de ses trente-cinq ans de carrière et de ses vingt-six films, le réalisateur de L’horloger de Saint-Paul a cultivé et approfondi, au travers d’un nombre impressionnant de genres (polar, film de guerre, comédie de mœurs, etc.), toujours la même noirceur lyrique, le même humanisme désespéré et cafardeux, qui semble demander des comptes au monde comme il va. Qui semble psalmodier timidement des hymnes ambigus aux humains – ni plus ni moins détestables – que le monde qui les broie. In the electric mist (Dans la brume électrique), le dernier film – en date – de Tavernier (qui est encore sur certains grands écrans et sort en DVD/Blue Ray ces jours-ci) porte cette noirceur profonde – mais jamais nihiliste – à un paroxysme jubilatoire.

Produit aux États-Unis, par des américains, pour un public américain, dans la langue de G.W. Bush, avec des billets verts, dans un somptueux cinémascope, In the electric mist est la concrétisation d’un rêve de gosse pour Tavernier, qui est un cinéphile expert et certainement le meilleur spécialiste français du cinéma américain[1. cf. sa somme (très lourde et malheureusement onéreuse) Cinquante ans de cinéma américain, (co-écrite avec Jean-Pierre Coursodon), Omnibus Press, 1995.]. En réalisant un long-métrage aux USA, il s’inscrit – contre toute attente – dans une tradition qui n’avait pas été la sienne jusque-là. Par ce film à l’accent outrageusement américain, il s’offre ce luxe raffiné : organiser la rencontre de sa cinématographie et de sa cinéphilie. Et cela sans aucune caricature ni accumulation de « citations » visuelles. Ce qui est certainement le privilège d’un réalisateur au plus profond de sa maturité.

Tavernier décroche donc « sa » lune. C’est l’Amérique ! Plus précisément la Louisiane poisseuse et entêtante de l’après-Katrina[2. Cet ouragan qui a traumatisé l’Amérique en 2005, et occasionné près de 2000 morts…], univers du romancier James Lee Burke, auquel il emprunte au roman Dans la brume électrique avec les morts confédérés (1993) l’intrigue et les principaux personnages de son film. Dave Robicheaux, interprété par un Tommy Lee Jones au sommet de son art, vieux policier chrétien marqué par l’alcool et une vie provinciale routinière, s’investit simultanément dans deux enquêtes, qui vont peu à peu l’envahir complètement… comme la brume mange littéralement les paysages de la Louisiane endormie des bayous et des marais. La première, très officielle, concerne une série d’assassinats atroces commis sur de très jeunes femmes par un criminel désaxé. La seconde, aux marges de la loi, ramène Dave Robicheaux à sa jeunesse : il mène des investigations solitaires, presque méditatives ou introspectives, sur des ossements retrouvés durant le tournage d’un film, aux alentours de la petite ville de New Iberia, où se déroule toute l’action. Ce sont les restes d’un esclave noir assassiné plusieurs décennies auparavant, lors de sa fuite, les pieds entravés, dont le cadavre a été littéralement « régurgité » par le bayou suite au passage de Katrina.

Alcoolique abstinent, Robicheaux est plongé dans un univers parallèle peuplé de fantômes et d’images parasitaires. Dans le cours de ses quêtes en forme d’enquêtes, il croise les ombres de soldats confédérés dont celle du Général John Bell Hood, incarné par un Levon Helm qui parvient à paraître plus mort que vivant. La guerre de Sécession revient sauter au visage de l’Amérique d’aujourd’hui.

Rythmé comme un thriller, Dans la brume électrique n’en reste pas moins un sublime film de genre, plus noir encore que le regard vague et hanté de Dave Robicheaux sur l’horreur des choses de ce monde. Tavernier livre là une synthèse de son œuvre : le « western » symbolique et son shérif « mou » affrontant l’adversité avec mélancolie (la figure de Lucien Cordier de Coup de torchon), le tueur en série terrorisant une région (le Bouvier du Juge et l’assassin), le parcours initiatique d’un homme secrètement bouleversé par les événements et changeant peu à peu de philosophie de vie (Michel Descombes, L’horloger de Saint-Paul), et finalement – parmi tant d’autres éléments – la noirceur du cinéma de Tavernier éclate superbement dans cet opus. Le cinéma d’un homme qui n’a certes pas totalement perdu espoir, qui s’accroche, mais déroule depuis plus de trente ans de sérieux doutes quant à l’homme et sa façon d’organiser sa relation à l’autre…

Alors qu’il vient tout juste de commencer le tournage, dans le Centre de la France, de son prochain long-métrage (adapté d’une nouvelle de Madame de La Fayette, auteur de la Princesse de Clèves), In the electric mist est une excellente occasion de se confronter à l’esthétique de Tavernier.

Ce Tavernier brillamment tragique n’est pas vraiment raccord avec l’autre, l’homme « de gauche », pétitionnaire de concours, indigné compulsif, gros ours lyonnais jamais avare d’un coup de gueule et d’un « ça ne peut pas durer ! ». Heureusement, dans son cinéma, ses préoccupations pétitionnaires sont bien moins présentes que l’humain et les sociétés de paille qu’il construit. Ce n’est pas l’intellectuel de gauche qui restera mais l’artiste et son point de vue mélancolique sur les choses[3. Signalons pour les fans le Bertrand Tavernier de Jean-Dominique Nuttens, Gremese (2009). Sans dégager véritablement les grandes obsessions du cinéma de Tavernier, ce livre offre une très riche analyse documentée, film par film, de l’œuvre du réalisateur lyonnais bougon. Le tout complété d’une riche bibliographie et d’une iconographie soignée. ]. Heureusement.

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Il est l’auteur de L’eugénisme de Platon (L’Harmattan, 2002) et a participé à l’écriture du "Dictionnaire Molière" (à paraître - collection Bouquin) ainsi qu’à un ouvrage collectif consacré à Philippe Muray.

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