L’épisode des élections « départementales » de mars 2015 est d’abord frappant par la disproportion entre ses effets immédiats et sa signification politique à moyen terme. D’un côté, on a affaire à une élection intermédiaire, qui donne une large victoire à l’UMP d’une manière parfaitement symétrique à ce qui s’était passé pendant la présidence de Nicolas Sarkozy. L’abstention a été moins importante que prévue et elle s’explique au demeurant par des raisons normales : on voit mal pourquoi les électeurs auraient dû se passionner pour l’élection des conseillers départementaux, alors qu’on leur répète depuis des années que le département est une institution inutile et coûteuse qui ne doit sa survie qu’au désir des élus de conserver leurs mandats. D’un autre côté, toute la campagne a tourné autour d’une catastrophe annoncée et (provisoirement ?) évitée – la constitution du Front national en « premier parti de France » ; la seule question qui retient aujourd’hui l’attention est de savoir si les résultats du Front national dans cette élection annoncent la présence de Marine Le Pen au deuxième tour de la présidentielle, ce qui ferait passer au second plan l’affrontement entre les deux grands « partis de gouvernement ». Ainsi, dans un pays profondément inquiet pour son avenir, le seul enjeu réel de la compétition serait de savoir qui peut le mieux « barrer la route au Front national ».
Cette polarisation sur les résultats du Front national est d’autant plus frappante qu’on ne manque pas d’analyses sérieuses et aisément accessibles des problèmes posés par sa progression et par son installation durable dans le paysage politique. Pascal Perrineau[1. Pascal Perrineau, La France au front, Fayard, 2014.] explique cettela montée régulière du Front par le fait que Marine Le Pen n’a pas seulement réussi à « dédiaboliser » son parti en abandonnant peu à peu le folklore compromettant que cultivait son père, mais qu’elle a su, en jouant des faiblesses des « grands » partis, le faire apparaître comme la seule force capable de faire entendre les inquiétudes de ceux qui, pour de bonnes et de mauvaises raisons, se considèrent comme les vaincus des dernières vagues de modernisation.[access capability= »lire_inedits »] Christophe Guilluy[2. Christophe Guilluy, Fractures françaises, François Bourin, 2010 ; La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2014. ] éclaire la sociologie et, surtout, la géographie de cette crise de légitimité du projet modernisateur, en montrant comment elle sépare de plus en plus deux France qui ne sont plus vraiment celle de la droite et celle de la gauche, encore moins celle des riches et celle des pauvres : les frontières politiques traversent à la fois les classes populaires et les élites, mais l’incapacité des partis traditionnels à prendre en compte les effets tout à la fois économiques et démographiques de l’ouverture des frontières conduit une grande partie des classes populaires (plutôt de « gauche ») et une part non négligeable des classes moyennes (souvent « de droite ») à faire du Front national le porte-voix de leurs mécontentements. Laurent Bouvet[3. Laurent Bouvet, L’Insécurité culturelle, Fayard, 2015.], enfin, a remarquablement analysé la panne d’imagination de la gauche, supposé parti du mouvement, devant une « insécurité culturelle » qui n’entrait pas dans ses concepts sociologiques et qui remettait en question le postulat d’une moralité naturelle du « peuple[1] ». Face à cela, les grands partis s’en sont pour l’essentiel tenus à la réaffirmation des choix qui provoquent l’inquiétude d’une grande partie de nos compatriotes sans jamais considérer les « raisons »[4. Ce constat désagréable a connu deux réponses dont on ne sait pas trop si elles sont complémentaires ou contradictoires ; la première, due à l’association Terra Nova, revient à abandonner le vieux peuple à son triste sort en cherchant à s’appuyer sur une coalition bigarrée qui va des militants LGBT aux jeunes issus de la diversité, avec l’électorat féminin comme base de masse ; la seconde, que défend notamment le vigilant Edwy Plenel, consiste à dénoncer dans les différentes « phobies » qui polluent l’atmosphère française le fruit de choix réactionnaires que des élites perverses auraient réussi à diffuser dans des classes populaires foncièrement étrangères à ces passions malsaines.] que ceux-ci croient pouvoir invoquer. La gauche s’est longtemps contentée de jouer sur sa politique de redistribution, avant de se préoccuper d’un prétendu apartheid qui est en fait le principal effet des politiques suivies depuis vingt ans. La droite est quant à elle restée essentiellement passive, sous couvert de pragmatisme, tout en s’efforçant d’envoyer des « signaux » aux électeurs du Front, et elle perd finalement sur les deux tableaux.
Tout cela pourrait conduire à une vraie crise de régime si le Front réussit à se présenter comme une alternative aux deux partis traditionnels. Comme l’a brillamment montré Pierre Martin[5. Pierre Martin, Comprendre les évolutions électorales. La théorie des réalignements revisitée, Presses de Sciences Po, 2000.], la situation actuelle est le résultat du dernier « réalignement électoral », qui, dans les années 1980, a conduit à une situation caractérisée par l’alternance régulière entre deux blocs dominés par deux partis qui acceptaient peu ou prou les conséquences du choix « européen » de 1983 et qui laissaient à un Front national périphérique la gestion des ressentiments engendrés par la modernisation. Ce système reposait sur le mode de scrutin majoritaire à deux tours et sur l’exclusion du Front national, mais, contrairement à ce que prétendait celui-ci, il n’était pas en lui-même illégitime ; les résultats du Front « reflétaient » bien quelque chose : l’intensité du rejet dont il était l’objet et son incapacité à nouer des alliances dans une coalition à vocation majoritaire. La « dédiabolisation » réussie par Marine Le Pen a suffisamment réduit le rejet du FN pour que sa sous-représentation devienne problématique, mais cela ne suffit pas à l’intégrer dans le système partisan « normal » ; paradoxalement, on peut même dire que, en reprenant à son compte un discours social et économique « de gauche », elle s’est volontairement fermé la voie suivie par d’autres partis « populistes » européens, qui sont devenus l’aile droite de la droite. En devenant plus respectable, le Front national ne s’intègre pas pour autant dans le système des partis de gouvernement, et son principal but devient l’éclatement de l’UMP, dont il peut séduire une partie des électeurs pour mieux détruire un héritage européen et libéral qui, quels que soient ses défauts, me paraît plus attirant que ce que suggèrent aussi bien la politique étrangère du Front national que son programme économique.
Il est possible, comme l’a suggéré ici même Luc Rosenzweig, que le retour à la proportionnelle dans les législatives apparaisse comme nécessaire pour mieux représenter les électeurs du FN tout en excluant leur parti du pouvoir. Il est douteux que cela suffise durablement à rétablir la « confiance », qui ne repose pas seulement sur le respect des libertés, mais qui suppose aussi que le pouvoir soit capable d’entendre ce que lui dit le peuple.[/access]
*Photo : Laurent Cipriani/AP/SIPA. AP21666581_000003.
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