Après l’attentat contre Charlie Hebdo, un débat inquiétant s’est ouvert, autour de questions comme la liberté d’expression ou de blasphème que l’on croyait réglées une fois pour toutes en démocratie. La référence à Voltaire s’y taille la part du lion, au point que Le traité sur la tolérance s’arrache en Folio dans des proportions presque similaires au numéro tragiquement collector de Charlie. On rappelle presque mécaniquement dans les gazettes que Voltaire osa moquer l’Islam dans une pièce, au demeurant assez ennuyeuse. Chercher des brevets séculaires de blasphème dans notre culture, pourquoi pas… mais on pourrait varier les références et en trouver qui font franchement rire, de ce rire français que l’on qualifie, à l’occasion, de rabelaisien.
Et on fait bien car Rabelais a justement tout du grand blasphémateur, à une époque encore plus problématique que celle de Voltaire, puisque les guerres de religion y faisaient rage.[access capability= »lire_inedits »] Pourtant, Rabelais ne fut jamais vraiment inquiété alors que la colonne vertébrale de son œuvre est blasphématrice. C’est, par exemple, Panurge, dans le Quart Livre qui convainc les marchands de moutons, chers à Philippe Muray, de périr dans les flots par une rhétorique spécieuse qui s’appuie sur la théologie, « affirmant plus heureux être les trespassés que les vivants en cette vallée de larmes ». C’est encore la litanie obscène dans Gargantua : « Par sainct Andouille ! Par sainct Godeguin qui fut martyrisé de pommes cuites! Par saint Foutin l’apostre ! Par saint Vit !» ou l’accouchement de la mère de Pantagruel par l’oreille, avec détournement des textes dogmatiques sur la virginité mariale.
Alors pourquoi cette relative tolérance pour Rabelais au XVIème siècle alors que des caricatures du prophète de l’islam ont provoqué un massacre en plein Paris en 2015 ? Deux pistes pour une réponse. Bakhtine, le plus grand lecteur de Rabelais, l’associe au Carnaval, ce moment politico-religieux d’inversion des valeurs où le blasphème devient autorisé et où l’on voyait des singes coiffés de mitres danser sur les autels comme en atteste les illustrations de l’époque. Une soupape de sécurité, en quelque sorte. Et puis, il y a aussi quelque chose d’inhérent au blasphème chrétien qui est lié à l’incarnation du Christ. Le pire blasphème n’atteindra jamais, en effet, ce qu’a subi le Rédempteur sur la Croix, vision résumée par le curé de campagne de Bernanos : « Vous pourriez lui montrer le poing, lui cracher au visage, le fouetter de verges et finalement le clouer sur une croix, qu’importe ? Cela est déjà fait. »[/access]
*Image : wikicommons.
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