Après la colère, l’espoir. Espoir que, comme il arrive souvent, le diable puisse porter pierre et que l’atroce carnage commis par trois islamistes les 7 et 9 janvier permette au moins de faire exploser le conglomérat d’aveuglements, de naïvetés, de lâchetés et d’impuissances qui a permis à cette barbarie de survenir sur notre sol. Près de deux semaines après ces tragiques attentats, cet espoir est, pour l’instant, cruellement battu en brèche. Comme si ce massacre avait produit une sidération telle, qu’au lieu de constituer un choc cathartique qui oblige à se remettre en cause pour éviter qu’une telle catastrophe ne se reproduise, elle enfermait nos “élites” dans la répétition mécanique des mêmes clichés inopérants qu’elle dresse depuis des décennies, vainement, en dérisoire barrage contre l’irruption du réel. Comme si un mélange de paresse, de confort, de sclérose et de malhonnêteté intellectuels les rendait incapables, face à un monde qui change, et cruellement, à toute allure, d’intégrer ces changements pour cesser de débiter les mêmes banalités mensongères.
Symbole de la confusion où cette affaire a plongé nos dirigeants : le 9 janvier, alors que le pays tout entier rendait hommage aux dessinateurs de Charlie Hebdo qui, malgré attentats et menaces, avaient continué à revendiquer leur liberté de caricaturer Mahomet, François Hollande, appelait à « refuser les surenchères, les stigmatisations, les caricatures ». Et, dans les colonnes des journaux comme sur les réseaux sociaux, on ne comptait plus ceux, qui tout en érigeant la liberté d’expression en valeur suprême, réclamaient qu’on fasse taire Zemmour ou Houellebecq, accusés de jeter de l’huile sur le feu…
Si l’on en croit la tonalité dominante du discours politico-médiatique, il serait surtout urgent de ne rien changer. Pourquoi il ne faut rien changer – c’est même, explicitement, le titre de l’éditorial de l’hebdomadaire La Vie : « Non, il ne faut rien changer, y écrit Jean-Pierre Denis, car il ne faut rien céder au terrorisme. Ne pas lui offrir la victoire qu’il attend, l’emprise qu’il s’efforce d’opérer sur notre vie privée et publique. » Comme si l’implantation sur le sol français d’un islamisme radical, qui travaille nos cités et nos banlieues à l’instigation de puissances moyen-orientales avec lesquelles nos dirigeants entretiennent les meilleurs rapports (et dont certains représentants défilaient avec eux à Paris, le 11 janvier, en une monstrueuse hypocrisie), comme si le nombre croissant parmi nous de “Français de papier”, qui se sentent en guerre contre le pays dont ils ont la nationalité (cette nationalité française qui n’empêchait pas Amedy Coulibaly de dire « chez nous » en parlant des pays du Moyen-Orient), comme si l’attrait de milliers de jeunes Français pour le djihadisme, comme si les cris et les tweets de joie qui ont célébré le massacre de Charlie Hebdo dans certains quartiers de nos villes, comme si tout cela était une fatalité inexplicable, une monstrueuse malchance contre laquelle il n’y aurait rien d’autre à faire que d’attendre que ça passe… Ou, plus absurde encore, comme si la réaffirmation des vieilles recettes politiques impuissantes à conjurer cette situation – et pour cause, ce sont elles qui l’ont créée – était un rempart aux dangers qu’elle engendre.
Hormis des discours s’arc-boutant sur les “valeurs de la République” – formule creuse qui sert de paravent, depuis toujours, à toutes les impuissances –, des invocations solennelles à la laïcité, des incantations rituelles à “refuser les amalgames” et un redoublement de ce discours antiraciste dont on sait qu’il n’a eu d’autre utilité historique, depuis près de quarante ans, que d’empêcher de regarder en face le phénomène migratoire, on n’aura, depuis dix jours, pas entendu grand-chose de neuf. Beaucoup se sont même employés à démontrer jusqu’au pathétique leur risible décalage avec le monde réel : pour dissuader les vocations de terroristes, Daniel Cohn-Bendit propose « un New-deal dans les quartiers », soit la poursuite et l’amplification de cette désastreuse politique de la Ville, qui a prétendu acheter la paix sociale en déversant des milliards d’euros sur les cités – avec les résultats que l’on sait ; Clémentine Autain, elle, se disait persuadée, le 11 janvier, de défiler « contre les atteintes envers les musulmans. Contre toutes les formes de racisme et de xénophobie. Contre les fascismes » – sans doute sa radio, en panne, l’avait-elle empêché de prendre connaissance des tueries survenues quelques jours plus tôt. Plus grave, notre ministre des Affaires étrangères lui-même, Laurent Fabius, alors que les mares de sang de Charlie étaient encore fraîches, proposait de bannir le mot “islamiste” du vocabulaire, comme une inconvenance dont se refusent à discuter les gens de bonne éducation…
Seule concession à cet immobilisme mental : sous des modes différents, presque personne n’ose s’opposer à l’idée que la priorité des priorités serait d’augmenter l’arsenal sécuritaire, tellement l’habitude est ancrée en France de lutter contre les conséquences plutôt que de s’attaquer aux causes, certains allant jusqu’à réclamer un Patriot Act à la française, inspiré de cette loi d’exception qui a permis aux Etats-Unis de mettre entre parenthèses l’Etat de droit chaque fois qu’ils estiment le terrorisme en cause. Ainsi, selon toute vraisemblance, la seule conséquence concrète du drame qui a frappé la France la semaine dernière sera un recul des libertés au nom de la sécurité – les dessinateurs de Charlie apprécieront d’être morts pour cela.
Alors, contre cette sclérose politico-médiatique qui voudrait nous imposer un immobilisme mortifère face à un ennemi toujours en mouvement, contre ce conservatisme qui préfère continuer à rouler droit vers le mur plutôt que d’avoir à reconnaître qu’il fait fausse route, il est urgent, au contraire, de dire avec force tout ce qui doit changer, et vite. Mais pour cela, il y a un préalable : soulever l’incroyable couvercle de plomb que les conservateurs de droite et de gauche ont posé, depuis des décennies, sur toute tentative de débat intellectuel.
Avant toute chose, il faut déclarer la guerre, non seulement au terrorisme, mais aussi à son complice, ce terrorisme intellectuel qui veut réduire au silence ceux qui veulent nous avertir des dangers – accusés avec mépris d’être des Cassandre, l’inculture contemporaine ayant oublié que la double malédiction de Cassandre fut de pouvoir prédire l’avenir, et de n’être jamais crue. Il faut que cesse cette insupportable hypocrisie voulant que sous le vocable de “liberté d’expression”, on ne défende que la liberté de ceux qui l’exercent dans un sens admis par ces “élites” irresponsables, que dans la même phrase on puisse célébrer la liberté de parole de Charlie et réclamer le licenciement de Zemmour.
Il faut que l’on accepte enfin, sans tabous, d’ouvrir tous les débats soulevés par les événements de ces derniers jours. Il faut que l’on puisse débattre, sans invective et sans exclusive, sans accusations infamantes de racisme et de xénophobie, de la part de responsabilité que les politiques migratoires des quarante dernières années ont dans la situation explosive que nous vivons – et que ceux qui pensent que cette part est inexistante, ils la réfutent, rationnellement, par des arguments posés et non par des tentatives de lynchage médiatique.
Il faut que l’on puisse parler de l’islamisme sans se trouver montré du doigt, accusé de perpétrer les pires amalgames et suspecté de vouloir jeter de l’huile sur le feu. Il faut que l’on puisse débattre sereinement, sans devoir risquer d’être taxé d’islamophobie, et avec les musulmans eux-mêmes, des passerelles existant islam et islamisme. Les porte-paroles de la communauté musulmane ne pourront pas se contenter de répéter indéfiniment que le djihadisme n’a rien à voir avec l’islam, comme si le fait que les barbares qui tuent, en France, au Nigeria, au Pakistan, en Irak ou en Syrie, ne se réclamaient de l’islam que par un malencontreux hasard, une sorte de malentendu planétaire contre lequel il n’y aurait rien à faire. La question du rapport de l’islam avec la violence doit être posée, comme Benoît XVI a tenté de le faire avec courage à Ratisbonne, et nous n’avons pas le droit de laisser nos compatriotes musulmans qui rejettent avec sincérité la violence s’enfermer à cet égard dans un déni confortable et inopérant.
Il faut que nous-mêmes nous remettions en cause sur ce que nous prétendons défendre. Pouvons-nous réellement prétendre nous opposer à l’islamisme et à ses valeurs de mort en canonisant “l’esprit Charlie”, en faisant de ce nihilisme ricanant, qui ne reconnaît rien comme sacré ni même comme respectable, qui dénie toute transcendance, mais aussi toute grandeur humaine, au profit d’un impératif catégorique de la rigolade et de la jouissance, l’essence même de l’esprit français ? « Nous sommes Charlie », entend-on partout depuis dix jours. En réalité, nous étions déjà Charlie depuis longtemps, tant cet esprit de dérision systématique avait pénétré en profondeur la société française depuis des lustres, par le canal de ses “élites médiatiques”. Autant il était indispensable de rendre hommage aux victimes tombées sous les balles des islamistes, autant il était juste et nécessaire s’incliner devant le courage de ceux qui, au risque de leurs vies, ont refusé de se coucher devant les menaces des barbares, autant il serait suicidaire de faire des dessinateurs de Charlie des guides spirituels, tant l’esprit qui les anime est bien loin de poser les bases de ce “vivre-ensemble” que nous prétendons rechercher. Le pathétique hommage de Luz à Charb, englué dans cet esprit de provocation gratuite et dans un puéril “tous des cons sauf nous”, montre bien à quel point nous aurions tort de continuer à laisser croire au monde que cet “esprit Charlie” incarne en quoi que ce soit la France, comme malheureusement les foules nigérianes ont semblé le croire. Quand l’esprit de dérision n’est plus la soupape de sécurité qu’il devrait être, le grain de sable qui empêche une société de se prendre trop au sérieux, mais qu’il en devient le principe même, la civilisation s’éloigne au profit de l’anarchie, mère de la barbarie. Comme le disait Régis Debray dans une récente interview à La Croix, « la fraternité, c’est la reconnaissance d’une paternité symbolique. On est frères en Christ, en une valeur qui vous dépasse. Il n’y a pas de fraternité sans sacralité. »
Il faudra, de toute évidence, rebâtir dans son ensemble l’édifice de l’éducation, tant le processus de déconstruction généralisée qui est à l’œuvre dans l’Education nationale, comme l’a si bien montré François-Xavier Bellamy dans son livre Les Déshérités, est de toute évidence impropre à engendrer le civisme et à réussir l’intégration. Au lieu de perpétuer le roman national, l’école s’est laissé peu à peu gagner par le discours ambiant d’autoflagellation masochiste, et préfère enseigner aux enfants à douter du pays dans lequel ils grandissent qu’à vouloir le servir.
Mais il faudra aller plus loin encore, et remettre en cause notre sacro-sainte laïcité. Car cette laïcité républicaine que l’on présente aujourd’hui comme l’alpha et l’oméga de la lutte contre l’islamisme, c’est aussi en son nom que l’on a transformé la France en un vaste désert spirituel, où la religion, pourvu du moins qu’elle soit chrétienne, est exclue du débat public, où toute conviction fondée sur la foi est disqualifiée d’emblée, où celle-ci est repoussée avec agressivité dans la sphère privée comme pour mieux l’étouffer (que cette offensive islamiste intervienne si peu de temps après l’offensive des “libre-penseur” contre les crèches de Noël est à cet égard éminemment symbolique), où l’identité chrétienne de notre pays est niée contre toute évidence… La nature ayant horreur du vide, ce désert spirituel, occupé par un consumérisme désespérant et vide de sens, a créé un formidable appel d’air pour des formes dévoyées d’absolu – la multiplication, au sein de la jeunesse française, des candidats au djihad, en est un effroyable signal. Eric Voegelin a mis en lumière le rôle de « l’illettrisme spirituel » comme condition nécessaire au triomphe du nazisme en Allemagne : aujourd’hui ce même illettrisme spirituel constitue en France un terreau de choix pour le développement de l’islamo-nazisme.
Ou bien, nous pouvons effectivement préférer un stoïcisme de pacotille et ne rien changer. Mais nous n’aurons plus alors le loisir de pleurer si des drames comme la tuerie de Charlie ou le massacre antisémite de Vincennes se répètent et se multiplient, nous n’aurons que le droit de rougir de honte.
*Photo : DAMIEN LEPRETRE/SIPA. 00701527_000003.
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