Aujourd’hui, vendredi 16 janvier, à 10h, Charb aura été enterré à Pontoise, sa ville natale. Je le connaissais un peu, pas assez pour prétendre à l’amitié mais suffisamment pour le considérer comme un copain que je croisais assez régulièrement, tous les ans, à la Fête de l’Huma. Il y avait eu aussi ces dix jours d’ateliers dans les quartiers de la Réunion, en octobre 2009, à l’initiative d’une association d’éducation populaire d’Arras qui avait sa petite sœur à Saint-Denis de la Réunion. On allait, lui, moi et d’autres artistes – eux de vrais amis pour le coup, comme Babouse ou le chanteur Franck Vandecasteelle de Marcel et son orchestre devenu Lénine Renaud, dont Charb devait illustrer la pochette du prochain album – dans des endroits assez peu fréquentés par les touristes : le quartier du Chaudron où étaient apparues des émeutes urbaines annonciatrices de 2005 dès 1991, ou chez les paysans des Hauts avec leurs champs de canne à sucre, ou encore sur le Piton d’eau, avec les derniers éleveurs de bœufs en liberté de l’île, au flanc du volcan. Soixante têtes environ pour 4000 hectares. Une insulte à l’agriculture productiviste.
Ils vivaient deux jours sur trois dans des boucans clandestins, sous des ciels changeants, à près de 2000 mètres d’altitude, traqués par l’ONF, le Parc, Bruxelles. Leur élevage traditionnel aurait abimé l’environnement. C’est pour cela sans doute qu’ils pouvaient nous offrir tout ce qu’ils trouvaient naturellement dans un rayon de deux cents mètres : le miel sauvage et les piments, le gingembre et les grenadines galets.
Si je repense à la Réunion, c’est parce que j’y ai vu Charb heureux d’apprendre le dessin de presse à des mômes des quartiers difficiles et, avec Babouse, quand on se retrouvait tous les soirs au restaurant prévu par l’association, couvrir de crobars les nappes en papier. Si je repense à la Réunion, c’est aussi sans doute, alors que s’y côtoient cinq ou six cultes, de l’hindouisme au bouddhisme en passant par l’islam, et des peuples venus du monde entier, tout cela a assez joyeusement fusionné dans un œcuménisme ethnique et religieux qui fait que les vrais problèmes ne sont plus masqués : pauvreté endémique, chômage de masse, services publics parfois défaillants. Bref, des problèmes de la métropole, mais en pire. Seulement, comme les gens ne passent pas leur temps à se brûler leurs lieux de cultes mais plutôt à se marier les uns avec les autres quitte à faire deux cérémonies, ce qui pourrait être une poudrière multiconfessionnelle à la libanaise, sur ce plan là au moins, est un modèle. On trouvait ça pas mal, avec Charb, reposant même. On était en octobre 2009 et quand on discutait, il y avait déjà eu pas mal de barouf avec les caricatures de Mahomet et puis l’exclusion de Siné. On comprenait les premières, moins la seconde. Charb expliquait, sourire aux lèvres, en dessinant. Dans l’association en question, tout le monde était plus ou moins libertaire (mais pas du tout libéral) et ça passait mal quand même, Siné viré. A la Réunion, donc, j’avais encore l’impression de comprendre le monde, je me disais qu’il était possible de réaliser des utopies concrètes, même temporaires comme ce que nous faisions là.
Mais depuis le 7 janvier 2015, je ne comprends plus grand chose. L’effet de sidération n’est pas retombé et je pense des choses contradictoires dans la même journée, la seule note dominante étant tout de même celle du chagrin. Par exemple, je suis Charlie et je ne suis pas Charlie, comme le disait Rony Brauman dans une tribune du Monde hier. Je suis Charlie pour ce qu’il représente de liberté d’expression martyrisée et pas Charlie quand Charlie est devenu le logo de la grande automutilation expiatoire nationale. Tout ça pour deux jours, après m’avoir expliqué qu’on est en guerre alors que je croyais qu’une guerre, c’était ce qu’on menait en Orient. Et comme l’a dit justement Régis de Castelneau, qu’il faut faire attention aux mots qu’on emploie, que si on estime que la guerre est chez nous, dans nos frontières, qu’il s’agit bien d’une guerre et non d’une lutte antiterroriste sans pitié menée par les services de renseignement et la police, on risque de perdre notre âme en route. Je n’ai pas envie d’un « Patriot Act » à la française, réclamé par Valérie Pécresse le soir même de la manif.
Je reviens à la manif, justement. A Lille, elle avait eu lieu la veille, et puis avant, il y avait eu le rassemblement spontané le soir même du premier massacre. Dans les deux cas, une certaine gêne : pour aller vite, l’impression que l’émotion était celle de la petite bourgeoisie blanche de gauche (dites bobos si vous voulez, je m’y inclus pleinement). C’est pas mal, déjà, une mobilisation de ce genre mais bon, il ne faut pas s’étonner, après, que les communautaristes de l’extrême-gauche et de l’extrême droite relèvent la tête et disent plus ou moins explicitement : « C’est affreux mais ce ne sont pas nos morts. ». Et que, par ricochet, on se retrouve le jour de la minute de silence avec des centaines de problèmes dans les établissements de ZEP. Mes anciens collègues de l’éducation nationale, ceux qui bossaient avec moi à Roubaix, le redoutaient dès le mercredi soir. Ça n’a pas loupé. On peut être de gauche, partisan de l’intégration et de ce que d’autres appellent « la culture de l’excuse », on n’en est pas moins, quand même, lucides. Cela m’a fait tristement sourire de voir David Desgouilles dresser un tableau impeccable de l’Education Nationale mais d’en rendre Juppé, qui n’en peut mais, responsable. Il me semble que s’il avait voulu appuyer là où ça faisait mal, c’était ici et maintenant qu’il fallait le faire, que Najat Vallaud-Belkacem illustrait bien mieux ici et maintenant une école qui ne parle que d’égalité et de citoyenneté mais qui, faute de mixité sociale réelle, n’est plus entendue des enfants et des familles des quartiers.
Non, décidément, je ne comprends plus grand chose et je n’ai pas forcément envie de comprendre quand je vois que le dernier numéro de Charlie s’est vendu en quelques secondes à l’ouverture des kiosques à 700.000 exemplaires alors qu’il avait du mal à en écouler 50.000 en un mois. Je ne sais pas, par exemple, si c’est de l’hypocrisie, de la collectionnite malsaine ou de l’émotion sincère.
« Notre besoin de consolation est impossible à rassasier » : C’est finalement la phrase qui me revient sans cesse en tête depuis le 7 janvier. Elle est de Stig Dagerman, celui qui disait, et il allait le prouver, que le suicide est un accident du travail chez les écrivains. Stig Dagerman parlait aussi de « la dictature du chagrin ». L’unanimisme autour de l’horreur a toujours quelque chose de réconfortant, certes, mais aussi d’effrayant. Comme si nous devions avoir une lecture unique de ce qui s’est passé, une lecture limitée à ce chagrin. Alors je vais attendre que ça passe, parce que la meilleure preuve de respect à l’égard des morts est sans doute de comprendre ce qui les a tués.
Et que ça va prendre un temps fou, en fait.
Photo : Flickr.com
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