Bienvenue aux enfers, où les âmes mortes errent sans fin dans la nuit. Depuis la fin de la décennie 1990, l’hérésie de gauche se paie cher, comme peuvent en témoigner Jean-Pierre Chevènement et ses inspirateurs « nationaux-républicains » emmenés par Philippe Cohen et désignés comme diables par Le Monde d’Edwy Plenel, ou Marcel Gauchet, Pierre Manent et d’autres savants rappelés à l’ordre par l’universitaire Daniel Lindenberg, petit télégraphiste du même Plenel et de Rosanvallon, toujours en pointe contre le fascisme qui vient. Quelques années plus tard, les quinquennats Sarkozy puis Hollande ayant achevé de brouiller les cartes du jeu politique, les thèses hétérodoxes d’intellectuels issus de la gauche trouvent un succès croissant auprès d’une jeunesse éprise de critique sociale, mais revenue des mythes du Progrès. Malheur aux Michéa, Guilluy et Polony qui ont abjuré leur foi de gauche ; pire que l’hérésie dont se rendent coupables des personnalités de droite ou assimilées, l’apostasie conduit au neuvième et dernier cercle de l’enfer. Sous peine de brûler, de profundis, les trois commandements de la gauche divine (Baudrillard), tu suivras.
Règle n°1 : Au clivage droite/gauche tu te tiendras
C’est bien connu, le « ni droite-ni gauche » s’attache intemporellement à l’extrême droite. Dernièrement, Natacha Polony a payé cher son indépendance d’esprit sur le plateau de Laurent Ruquier (« Où vous situez-vous ? », « Qu’est-ce qui vous différencie du Front national ? », lui demandait la procureuse Salamé). Il ne fait pas bon se dire réac sur les mœurs, et économiquement de gauche, à l’heure où Marine Le Pen semble avoir préempté ce positionnement. L’anthropologue postmoderne Jean-Loup Amselle, auteur des Nouveaux Rouges-Bruns (Lignes, 2014), s’effraie de « la montée d’une droite des valeurs qui s’accompagne souvent d’une certaine dose d’antisémitisme et qui est en général associée à une posture de “gauche du travail”, hostile au libéralisme économique » (doit-on en conclure qu’il faudrait au contraire conjuguer droite libérale du travail et gauche sociétale, autrement dit avoir le portefeuille à droite et le cœur à gauche, tel un affairiste qui aurait ses pauvres et ses discriminés ?). Bref, le rouge-brun est un personnage hybride qui effraie le théoricien de l’« hybridité » ! Ainsi Amselle fustige-t-il l’anticapitaliste Jean-Claude Michéa[1. Lire notamment La Double pensée (Climats, 2008), sur Orwell, L’Empire du moindre mal (Climats, 2007), sur le libéralisme, et Le Complexe d’Orphée (Climats, 2011), sur la gauche.] , fin lecteur de George Orwell qui étudie inlassablement le paradoxe du libéralisme, et décrypte sa nature foncièrement progressiste, individualiste et sans frontières, autant dire de gauche. Aux yeux d’Amselle, le socialisme conservateur et communautaire de ce penseur « ambigu » qu’est Michéa le rapprocherait d’un Dieudonné, admiratif des Pygmées ! On est presque surpris que notre épurateur n’aille pas jusqu’à brandir la citation apocryphe de Hitler se proclamant « économiquement de gauche, et socialement de droite ». Quelle retenue…
Règle n°2 : Tes adversaires tu fasciseras
Cela ne surprendra guère, la prose confusionniste d’Amselle suscite l’enthousiasme des Laurent Joffrin et Sylvain Bourmeau. Après avoir sévi aux Inrocks, à Mediapart puis à Libération, ce dernier s’est replié dans sa tour d’ivoire de France Culture d’où il continue à vacciner les foules contre le « péril rouge-brun » – également appelé « néo-réac » selon les moments. Tout imbu de sa science infuse, Bourmeau traque les « lepénistes de gauche » avec l’acharnement d’un Beria social-démocrate (un robinet de vitriol tiède). Les représentants de cette engeance crypto-chevènementiste, regroupés en 2012 au sein du collectif Gauche populaire, osaient braver les tabous de la gauche et parler ouvertement de sécurité, de nation et d’immigration, certains, comme le politiste Laurent Bouvet ou le géographe social Christophe Guilluy, allant jusqu’à se commettre dans les colonnes du « torchon Causeur » (sic). Messieurs les censeurs, réjouissez-vous, Bourmeau officiera désormais en tant que professeur associé à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) où il pourra évangéliser les derniers lecteurs de Libé – aux frais du contribuable, mais c’est sans doute mesquin de le remarquer.
Un autre exorciste professionnel, j’ai nommé Philippe Corcuff, maître de conférences en sciences politiques passé successivement par le PS, la chevènementie, les Verts, le NPA… avant d’atterrir à la Fédération anarchiste, vulgarise la même weltanschauung à l’usage des 3-5 ans. Son dernier opus, Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard (Textuel), se veut une œuvre pédagogique destinée à « combattre le côté obscur de la force qui contamine aujourd’hui la critique sous des apparences rebelles » (non, je n’invente rien). En effet, ceci n’est pas le synopsis du prochain épisode de Star Wars mais bien un ordre de mission contre la déplorable droitisation des esprits menée, pour les bruns, par des prêcheurs de haine « néoconservateurs » (Élisabeth Lévy, Dieudonné, Éric Zemmour, quelle équipe !) et, côté rouges, par des « entrepreneurs en identités collectives fermées » (Michéa, Bouvet, Guilluy, encore eux !). Sur le ton à la fois candide et professoral d’une aventure de Martine dictée par Alain Badiou, Corcuff hume un parfum d’années 1930 dans le maelstrom politique actuel : à l’en croire, Marine Le Pen devrait son succès à la montée d’un « postfascisme » indifféremment islamophobe, antisémite et xénophobe (et les homophobes, ils ont vendu du beurre aux Allemands ?). Diantre, que le marigot populo refoule de la goule !
Règle n°3 : Le peuple tu ignoreras
Billancourt, c’est fini. Aujourd’hui, c’est Montorgueil que Laurent Joffrin craint de désespérer. Après avoir successivement épinglé à la une de L’Obs les « néo-réacs » (mars 2011) puis, en septembre 2012, les « néo-fachos » – la short-list des suspects habituels comprenant notamment Lévy, Zemmour et le regretté Philippe Cohen – , qui sait jusqu’où Joffrin poursuivra son ascension dans l’anathème : bientôt les néo-nazis ? Ce n’est pas pour rien que la Pomponnette de la presse de gauche, hier à L’Obs, aujourd’hui chez Libération, avant-hier à L’Obs, alterne entre ces deux bercails depuis… trente-trois ans ! En attendant son prochain aller-retour, le digne successeur de Serge July, qui fut le sémillant partenaire d’Yves Montand dans « Vive la crise ! », merveille télévisuelle destinée à montrer à ces ploucs de sidérurgistes licenciés par dizaines de milliers que le risque c’est cool, man, ne sait plus sur quel peuple danser. Le 16 septembre dernier, dans un édito de Libé frisant le mea culpa, Joffrin décernait un étonnant satisfecit, à peine teinté de quelques réserves, à Christophe Guilluy, bien que celui-ci ait, dans La France périphérique (Flammarion, 2014)., montré, cartes à l’appui, que 80 % des classes populaires, expulsées des centres-villes par la gentrification et des banlieues par l’immigration, ont atterri dans des no man’s land ruraux ou « périurbains », territoires désindustrialisés et exclus des échanges économiques. Or, à la différence des catégories protégées que sont les fonctionnaires (électeurs de gauche) et retraités (clientèle de l’UMP), ces petites gens votent massivement Front national, suscitant ordinairement une héroïque répulsion chez Joffrin, qui fit preuve, ce jour-là, d’une étonnante mansuétude pour les ploucs (et pour Guilluy qui leur donne une voix) : « Il y a là, écrivait-il, un examen de conscience politique et culturelle à ouvrir, loin des conformismes et des pensées automatiques. » Patatras, un mois et demi après ce début d’aggiornamento, Joffrin salue l’essai prophylactique d’Amselle, « un petit livre indispensable à la compréhension [du] nouveau paysage » intellectuel. Dans un de ces retournements dans lesquels il excelle, le patron de Libé fait feu sur « des intellectuels comme Christophe Guilluy ou Jean-Claude Michéa, qui donnent à leur réflexion un tour très identitaire ». Que mon mardi ignore mon lundi, en somme. Il est vrai que, si on cherche en vain dans leur œuvre trace de ce mauvais penchant « identitaire », les deux compagnons de prétoire partagent une même fibre « populiste », au meilleur sens du terme. Guilluy aggrave son cas en disséquant, à l’aide d’enquêtes de terrain, l’« insécurité culturelle » dont souffrent les classes populaires confrontées aux conséquences de l’immigration massive. Réponse, d’après l’intéressé, des propagandistes du métissage –Amselle, Corcuff, Joffrin et Bourmeau en tête : « Ils déforment mes propos et prétendent que j’oppose la France des petits Blancs aux Arabes. » Ravie d’avoir ainsi débusqué les ennemis supposés de ce peuple qu’elle ne parvient décidément pas à changer, la gauche hollando-mélenchoniste psalmodie ses mantras éculés – la lutte des classes façon La Bête humaine – ou projette ses fantasmes de lutte pour les damnés de la terre sur des banlieues moins défavorisées que nos campagnes. À l’arrivée, cela donne la préférence immigrée, tout aussi stupide et vaine que la préférence blanche – et le vote FN. Ironie de l’histoire, ces chaisières recyclent le vieux mythe droitard des classes dangereuses, ainsi que le confirme Guilluy : « Ils vivent dans le mythe de l’individu sans territoire, sans origine, sans ethnicité, sans religion. C’est un discours complètement hors-sol. La gauche panique, elle n’est plus qu’à 25 % des votants, c’est-à-dire 15 % des inscrits. Alors qu’ils devraient changer de logiciel, les gardiens du dogme préfèrent mourir en ayant tort. »
Nul n’est plus agressif qu’un animal agonisant. À la vindicte des croisés de l’antifascisme, il faut donc riposter par l’ironie ravageuse d’un Michéa. Ou esquisser un pas de côté en méditant ce que ces Cerbère disent de notre époque. En anciens rebelles passés du col Mao au Rotary Club, ces chasseurs de sorcières n’ont retenu de Mai 68 que sa récupération publicitaire. Trente ans après le ralliement de la gauche au marché, les héros sont fatigués, mais bougent encore. Leur imaginaire manichéen hante tous les professionnels du spectacle qui n’aiment rien tant qu’opposer des nostalgiques de l’ordre moral aux habituels rentiers de l’antifascisme. Si les mécréants dans mon genre peinent à préciser les contours d’une troisième voie, je ne me résous pas à ce que les rares voix dissonantes se fassent de moins en moins entendre. Courons camarades, le vieux monde nous rattrape à grands pas !
Quinze ans de diabolisation
- Mai 1999 : Edwy Plenel fascise les « nationaux-républicains » Régis Debray et Jean-Pierre Chevènement dans son livre L’Épreuve, Stock.
- 2002 : Daniel Lindenberg publie Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Seuil.
- Mars 2011 : Le Nouvel Observateur consacre sa une aux « néo-réacs, agents de décontamination de la pensée du FN »(Élisabeth Lévy, Éric Zemmour, Ivan Rioufol, Robert Ménard, Philippe Cohen, etc.).
- 5 avril 2011 : Le Monde épingle « les nouveaux réacs (Élisabeth Lévy, Éric Zemmour, Yvan Rioufol, Robert Ménard, Éric Brunet) au discours franchement anti-immigrés ».
- Septembre 2012 : Le Nouvel Observateurhache menu « Les néo-fachos et leurs amis » en amalgamant Alain Finkielkraut, Alain Soral, Élisabeth Lévy, Patrick Buisson, ou encore un site américain… proche du Ku Klux Klan.
- 6 août 2014 : Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis étrillent Marcel Gauchet dans Libération : « Pourquoi il faut boycotter Les Rendez-Vous de l’histoire : un appel collectif ».
- 1er octobre 2014 : Philippe Corcuff sort Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, Textuel.
- 15 octobre 2014 : Pascal Blanchard, Claude Askolovitch, Renaud Dély et Yvan Gastaut publient Les années 30 sont de retour, Flammarion.
- 21 octobre 2014 : Jean Loup-Amselle dissèque « le racisme qui vient » dans LesNouveaux Rouges-Bruns, Lignes.
- 31 octobre 2014 : Laurent Joffrin reprend les thèses d’Amselle dans son éditorial de Libération : « Les “rouges-bruns” attaquent ».
*Image : Soleil.
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