ONU : Ô nanisme!


ONU : Ô nanisme!

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Le travail des traducteurs onusiens est un labeur minutieux et colossal. Des milliers de pages sont traduites chaque jour entre les centaines de langues utilisées par les pays membres. Une erreur de traduction dans un document officiel peut entraîner des malentendus graves, voire conduire à une crise politique.

Ona Koyamé est bien consciente de la responsabilité qu’implique son métier. Elle intervient souvent sur la liste de discussion des traducteurs brevetés ou affiliés de l’ONU où la communauté mondiale des truchements s’épaule, se renseigne, s’entretient et bat le tam-tam vingt-quatre heures sur vingt-quatre, couvrant tous les fuseaux horaires de la planète.

Dans ce cercle d’érudits et de Bons Samaritains, Ona est parmi les intervenants les plus actifs, avec plus de 3 200 posts publiés en 147 jours de travail effectif au sein du bureau des NU de Nairobi. Aujourd’hui, pourtant, est un jour particulier. Suite à un attentat-suicide devant le bureau du CICR, à deux immeubles du sien, le quartier administratif a été bouclé et le courant est resté coupé quelques heures durant. Les oreilles encore engourdies par la détonation, Ona venait de ramasser les bris de vitres et d’épousseter son poste de travail lorsque sa bécane a redémarré avec un couinement familier. Elle n’a pas envie de se remettre au clavier à moins d’une demi-heure de la fin du travail, mais serait-elle bien avisée de sortir trop tôt dans la rue, encombrée de policiers et de secouristes ? Et puis – surtout – elle n’a pas consulté l’actualité du groupe depuis la pause de midi.

Le seul post qui soit parvenu à retenir son attention en un moment pareil est laconiquement intitulé « Nanisme » (“Dwarfism”). Il émane d’un de ses correspondants préférés, le très scrupuleux Michael Komarek, de Fribourg-en-Brisgau, par ailleurs docteur ès sciences sociales.

« Quelqu’un a-t-il connaissance d’une recommandation spécifique visant à désigner les groupes ou individus caractérisés par cette condition physique particulière ? », demande Michael dans l’anglais à la fois impeccable et aphone des gens qui n’utilisent une langue qu’à l’écrit. [access capability= »lire_inedits »] Méticuleux, il précise : « Je me suis livré à quelques recherches d’arrière-plan et me suis fait une idée de la manière dont le problème est traité dans les divers pays. En l’occurrence, je m’intéresse spécifiquement aux usages en vigueur aux Nations unies. Si l’un(e) ou l’autre d’entre vous l’a rencontré dans un contexte UN, je recueillerais volontiers vos suggestions. » Et il termine avec l’offre rituelle de mise en commun : « Si d’aucuns sont intéressés par mes conclusions, faites-le-moi savoir et je les partagerai avec vous. »

Le message n’est pas ancien – moins d’une heure – mais il a déjà suscité une réplique de l’omniprésente Serena, de Cork, qui a des avis sur tout :

« Cher Mitch,
On m’a recommandé à l’UNOG d’utiliser le terme “gens de très petite stature”. Mais je crois que Pilar a quelques idées sur le sujet. Peut-être ferais-tu bien de la consulter ? Best, Serena. »

« C’est bien elle », se dit Ona : « Si tu penses que Pilar est plus futée que toi, pourquoi ne la laisses-tu pas répondre elle-même ? Hein ? » Un peu pincée de s’être fait devancer, Ona google rapidement le terme en ciblant les sites des principales organisations internationales et compose en toute hâte une réplique en profitant de son avance horaire sur Pilar, de l’Unesco à Lima, qui dort encore.

« Cher Michael,
J’ai consulté les collègues et identifié en particulier les pratiques au sein de l’OMS. On y suit les directives sur l’expression non discriminatoire qui sont assez larges : tu peux par exemple dire “gens vivant avec le nanisme” (“people living with dwarfism”) ou “personnes atteintes de nanisme”. Un collègue suggère la formule “personnes à croissance restreinte” (“people with restricted growth”). J’espère que ceci te sera utile. »

L’Irlandaise fait feu dans la minute, comme on pouvait s’y attendre :

« Chère Ona,
C’est intéressant, mais cela n’élimine pas tout à fait le concept qu’on veut justement éviter. Kisses ! Serena. »

Michael tranche sans pitié pour couper court à l’escalade :

« Serena, Ona,
Merci à toutes les deux. J’aime bien “personnes atteintes de nanisme”. Cela sonne neutre, et en même temps c’est suffisamment spécifique pour éviter la confusion avec les “personnes de petite taille” ou les “personnes affectées de nanisme”. Il s’agit là de variantes assez répandues, sans compter les “nains” et “nabots” que j’ai eu la surprise de découvrir jusque dans la correspondance institutionnelle ! »

Savourant sa victoire sur la pie anglo-saxonne, Ona éteint son ordinateur pour finir sa journée sur une note positive et sort dîner en évitant les rues encore bouclées. Elle ne consultera ses messages que très tard dans la soirée. Ulcérée et vaguement culpabilisée par son retard, elle lancera une contre-attaque rageuse et décisive contre le troll qui, entre-temps, aura mis le groupe en ébullition.

« Si je me souviens de ce que j’ai écrit ? Tu me prends pour un gâteux ?, me demandait Fred Hissim, un peu irrité, en finissant son demi au comptoir d’un bar genevois. Et pourquoi n’appellerait-on pas un nain un nain ? Voilà, c’est tout. C’était peut-être un peu raide, mais pas malveillant. Pas discriminatoire, comme ils disent. D’ailleurs, tu as ça sur papier, avec tout le reste de la conversation. Et maintenant, avec ta permission, je vais aller pisser. Ou plutôt : délivrer mes mictions. Je sais plus comment faut parler, moi… »

Il dégringola de son tabouret et fila aux toilettes. Pendant ce temps, je feuilletai la liasse d’échanges imprimés qu’il m’avait laissée. Hissim avait saisi le premier avocat du travail venu – moi, justement – pour essayer de retrouver son job au Bureau international du travail, qui venait de le priver du sien au terme d’une campagne de dénonciation initiée sur le Net. Il n’y avait aucune base légale à sa rupture de contrat. Le traducteur aurait dû utiliser son adresse e-mail privée plutôt que celle du bureau, argumentait le RH. Il invoquait aussi l’atteinte à l’image de l’Organisation, la rupture de confiance. Or il n’avait jamais rencontré son employé, c’était évident. On tenait là un point…

Lorsque Hissim revint s’asseoir, je lui tendis la main, qu’il déclina. De fait, il se débrouillait très bien tout seul.

« C’est vrai que j’aurais dû baster tout de suite au lieu de me disputer avec ces rombières. Tu comprends, c’était le dernier boulot qu’il me restait. Avec ma moitié de sang arabe, et la langue qui va avec, j’ai pas eu trop de peine à décrocher le brevet de traducteur. Mon vrai prénom, c’est Farid. Fred, ça fait moins bougnoule. Si on me prive même de ça, maintenant…

– Et avant, Fred, tu faisais quoi ?

– Bah ? T’as jamais entendu parler du Sublime Hissim, le nain volant ? Mais ça aussi, ils me l’ont sucré. Lutte contre la discrimination, paraît-il. Déjà… »[/access]

*Photo : wikicommons.

Décembre 2014 #19

Article extrait du Magazine Causeur



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est directeur des éditions Xenia et rédacteur en chef d’Antipresse.net.

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