Accueil Édition Abonné Avril 2025 Nous avons épuisé les dividendes de notre puissance

Nous avons épuisé les dividendes de notre puissance

Entretien avec Pierre Manent, propos recueillis par Élisabeth Lévy et Jean-Baptiste Roques


Nous avons épuisé les dividendes de notre puissance
Pierre Manent © Hannah Assouline

Pour le « plus profond des philosophes eurosceptiques » (selon le Weekly Standard), trois pressions extérieures s’exercent sur la France : à l’Est, Vladimir Poutine, à l’Ouest, Donald Trump, au sud l’islamisme. Face à ces menaces, il plaide pour que Paris s’écarte de la tentation fédéraliste et renoue avec l’idée gaullienne d’une Europe des nations.


Causeur. Dans le branle-bas international auquel nous assistons, il faut peut-être se poser des questions basiques, à commencer par celle-ci : quelle est la responsabilité des nations européennes si un pays européen est agressé ?

Pierre Manent. Cela dépend des nations. Certaines ne se sentent pas tenues à une responsabilité particulière par rapport à l’ensemble européen. Leur position géographique, ou leur expérience historique, les détourne de ce sentiment. Et puis il y a les pays qui estiment avoir des devoirs historiques vis-à-vis du continent, ou qui, par leur population, leur richesse ou leur force, ont un poids particulier : le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Italie… auxquels il convient sans doute d’ajouter aujourd’hui la Pologne. Mais de « petits pays » peuvent jouer un grand rôle par leurs initiatives et leur engagement, comme aujourd’hui le Danemark, ou les pays baltes. La responsabilité conférant des devoirs, c’est une obligation, pour chaque nation, de déterminer avec une certaine précision l’étendue et le caractère de ses responsabilités.

Cette responsabilité peut-elle être transférée aujourd’hui à l’Union européenne comme le suggèrent certains dirigeants, notamment Emmanuel Macron ?

Le porteur de la responsabilité ne peut être que la nation. Nos nations ont des responsabilités différentes puisque leurs capacités, leur influence, leur état moral, leurs choix sont différents. L’Union européenne n’est pas proprement un sujet politique, c’est une construction juridique par délégation des souverainetés nationales. En dépit des slogans idéologiques et des arguties juridiques, la source de toute légitimité en Europe réside toujours dans les nations gouvernées démocratiquement : lorsque les chefs d’État et de gouvernement se réunissent en Conseil, d’où procède leur légitimité ? De leurs nations respectives exclusivement. Les institutions européennes ne peuvent prétendre agréger les responsabilités nationales en une responsabilité politique de l’Union. Si l’on tient à parler d’une responsabilité politique de l’Europe, celle-ci résulte de l’action commune – de l’alliance – des différentes nations, chacune avec sa « part de responsabilité ». Que personne ne voie dans la guerre en Ukraine le moment propice pour un « saut fédéral » ! L’effort serait vain. Comment une horlogerie institutionnelle, élaborée sous le postulat d’une paix éternelle qui n’aurait jamais à être défendue, pourrait-elle être l’instrument de notre protection aujourd’hui que, de toutes parts, apparaît la vanité de cette hypothèse ? Les Européens et leurs nations se sont depuis trop longtemps cachés dans la foule européenne, foule sentimentale… Le moment est venu pour chacune de montrer ce qu’elle veut et ce qu’elle vaut. Nous voyons déjà se marquer une différenciation croissante entre les agents nationaux. Certains seront actifs et peut-être même « commandants », d’autres ne feront rien, ou même moins que rien.

Justement, la France n’a-t-elle pas des prétentions excessives ? Ne se croit-elle pas abusivement responsable des affaires du monde, en raison d’une forme de messianisme ?

Il est vrai que la France a parfois pris ou accepté des responsabilités politiques qu’elle n’a pas eu le courage, ou qu’elle n’avait pas les moyens, d’honorer, notamment dans l’entre-deux-guerres. Pourtant, si je déplore le contraste souvent choquant entre les paroles mirobolantes et la médiocrité des résultats, je crois qu’il y a quelque chose de juste et de noble, d’utile aussi, dans cette disposition : nous réclamons le droit de regarder l’état du monde avec nos propres yeux, et d’y agir selon notre jugement librement formé. J’en demande pardon à nos amis allemands, mais s’ils ont commis tant de bévues dommageables à l’Europe dans la période récente, c’est qu’ils s’étaient depuis trop longtemps accommodés de leurs dépendances croisées à la protection américaine et au gaz russe.

Avril 2025 - #133

Article extrait du Magazine Causeur




Article précédent Culture et médias publics: il est temps d’en finir avec la propagande aux frais du contribuable
Article suivant Pourquoi Frédéric Taddéï est-il si convaincant ?
Elisabeth Lévy est directrice de la rédaction de Causeur. Jean-Baptiste Roques est directeur adjoint de la rédaction.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération