La modernité pratique l’incarnation à l’envers, écrivait Georges Bernanos, dans La France contre les robots. Ce n’est désormais plus une information. Le transhumanisme, et son penchant techniciste, est le phénomène qui s’empare des colloques et des universités. Les 20, 21 et 22 novembre derniers, se tenait à Paris le premier rendez-vous transhumaniste, Transvision 2014, sous la direction de plusieurs associations transhumanistes. Ceux qui y ont assisté pouvaient notamment participer, selon les organisateurs, à une « conférence Imaginaire sur la question des implants cochléaires, implants qui permettent aux sourds de retrouver en partie l’audition, avec toujours présente l’idée d’ouvrir le champ des réflexions par le biais artistique et de plonger le public dans un imaginaire, un « possible » ». Les sourds entendront, les aveugles verront, les paralysés joueront au beach-volley. On appelle cela « le champ des possibles », mais c’est surtout, n’en déplaise au technophiles, l’impossibilité d’un champ. Avec sa terre friable ou sèche, avec sa rangée d’aubergines que vient ronger le chant des insectes. Autant de vestiges dont le transhumaniste voudrait bien se passer, tant ils rappellent la présence pesante d’un corps, qui mange, qui vit, et charrie son fatras d’organes.
Car la question du transhumanisme est avant tout celle de la chair. Un homme, journaliste et écrivain de son état, qualifie l’affaire de « pudibonderie » des temps modernes. Jean-Claude Guillebaud a sans aucun doute raison. Ce samedi, au colloque « Transhumanisme, une idée chrétienne devenue folle ? », organisé par le philosophe Fabrice Hadjadj et l’institut Philanthropos aux Bernardins, Guillebaud a rappelé que l’enjeu du siècle était bel et bien celui de la technique. En 2007, l’humanité a vécu une révolution largement passée sous silence. Elle est devenue majoritairement urbaine. Elle ne vit plus rivée à la terre, mais vissée au béton. Pour le journaliste, les technophiles qui se réjouissent de ce changement affichent « un mépris pour le corps qu’aucun puritain n’a jamais pensé dans l’histoire ». Le constat est entendu depuis un demi-siècle. Jacques Ellul, maître à penser du journaliste, l’avait déjà rendu en 1954, en publiant La technique ou l’enjeu du siècle. Dans ce maitre ouvrage, il énonçait clairement la situation : « l’homme reporte son sens du sacré sur cela même qui a détruit tout ce qui en été l’objet : la technique ». La religion moderne tient dans ce credo : la technique est grande, le transhumaniste est son prophète. Avec ce constat d’envergure : les transhumanistes créent eux-mêmes les conditions de la fin. Comme l’a rappelé Guillebaud, cette idéologie est profondément évolutionniste et progressiste. Elle croit en l’extinction du plus faible. Pour preuve, à la question « Que ferez-vous des humains non-hybrides ? » Hans Moravec, l’un de ses représentants, n’hésite pas à répondre ceci : « les dinosaures ont bien disparus ».
La critique de la technique ne saurait être dupe d’elle-même. Chez les philosophes présents au colloque ce week-end, elle a moins pour but de dénoncer la machine que de déplorer les nombreuses expropriations dont la technique est coupable. Coupable de quoi, au juste ? Dans un monde automatisé, chaque partie du corps est récusée une à une. La main, les jambes, le sexe. En langage marxiste, on appelle cette expropriation l’ « accumulation par dépossession ». Un exemple : pour le philosophe Olivier Rey, invité ce samedi au colloque, la possibilité de subvenir à nos besoins sans être obligés de recourir à autre chose qu’à ses jambes( les transports en commun, la voiture) s’est en partie anéantie. Autrement dit, « tout en prétendant augmenter la liberté des hommes, la technique a transformé le monde de telle sorte qu’un être humain réduit à ses seules capacités corporelles se trouve, aujourd’hui, dans une situation à peine meilleure que celle d’un grabataire. ». Pour dire vite : la technique moderne supprime une faculté naturelle, et la reconstitue sous forme de produit de consommation. Lorsque vous achetez une voiture, ce sont vos jambes que vous rendez obsolètes. Quant au capitalisme, il doit sans cesse recourir à l’invention de nouveaux marchés et fractionner sa marchandise autant que possible. Seulement voilà, arrivé à un certain stade, le marché transforme le consommateur lui-même en marchandise. Pour Olivier Rey, c’est le point d’orgue de « l’homme auto-construit », fractionné en rouages et , pour ainsi dire, divisé pour mieux être régné. Pour l’occasion, ce samedi, le philosophe a lu Günther Anders. Dès 1956, le philosophe allemand décrit par l’anecdote un homme-marchandise, divisé comme autant de rayons de supermarchés : « L’homme qui prend un bain de soleil, par exemple, fait bronzer son dos pendant que ses yeux parcourent un magazine, que ses oreilles suivent un match et que ses mâchoires mastiquent un chewing-gum . Cette figure d’homme-orchestre passif et de paresseux hyperactif est un phénomène quotidien et international.[…]Si l’on demandait à cet homme qui prend un bain de soleil en quoi consiste « proprement » son occupation, il serait bien en peine de répondre. Son identité est tellement déstructurée que si l’on partait à la recherche de « lui-même », on partirait à la recherche d’un objet qui n’existe pas ». (L’Obsolescence de l’homme, Tome 1, trad. Christophe David, encyclopédie des nuisances, p.161).
Quel est le point commun entre le néolithique et l’industrialisation ? La révolution, bien sûr. C’est au tour du philosophe Jean Vioulac, qui vient de publier Apocalypse de la vérité (éd. Ad Solem) de prendre la parole. À l’instar d’Olivier Rey, ce qu’il conteste, ce n’est pas tant la technique que le progrès dont elle se réclame. Selon lui, « il faut récuser l’idée de linéarité » qui accompagne chaque nouvelle invention. Concrètement, nous rend-t-elle plus autonome ? Jean Vioulac y va sans détours : s’il ne sait pas recoudre une chemise, explique-t-il, c’est que l’industrie s’en charge pour lui. La main ? Congédiée, à son tour. « Lorsque l’homme a perdu la main sur l’outil, et que cet outil devient autonome, on parle alors de machine, rappelle-t-il en citant Marx ». Renversée. L’autonomie de l’homme n’était que momentanée. Désormais, il dépend des machines et « n’est plus capable du moindre savoir faire ». C’est ce qui fit dire à Michel Houellebecq cette célèbre phrase, note Vioulac, dans Les Particules Elémentaires : « Mes compétence personnelles sont largement inférieures à celles de l’homme de Neandertal ». Régression de l’homme, avancée de la machine. Aussi y-va-t-il d’une certaine rouerie lorsque les transhumanistes parlent d’ « homme augmenté ». L’hybridation de l’être humain par les NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique et sciences Cognitives) n’inaugure pas un monde plus humain, mais plus mécanique. « Lorsque l’intelligence est conçue comme un ordinateur, déclarait Fabrice Hadjadj en ouverture du colloque, cela ne fait pas des surhommes, mais des sous-outils. L’époque où nous sommes est apocalyptique. La technique est une contre-annonciation, puisqu’elle reconstruit la vie pour fabriquer des êtres entièrement fonctionnalisés. » Dans un monde entièrement automatisé, l’homme pourrait à tout moment provoquer sa propre obsolescence. Nous souffrons « d’une dislocation entre le logique et le généalogique, avance Fabrice Hadjadj». L’homme est pensé comme un individu communicant, et non plus comme « une fille, ou un fils héritier d’une langue ». Avec un sexe, des poils et une histoire qu’il n’a ni planifié ni fabriqué, mais recueilli, comme on reçoit une aumône. C’est l’incarnation, à l’endroit.
*Photo : wikimedia.
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