Il y a un an et demi, l’affaire du « mur des cons » révélait aux Français la conception que certains juges ont de la neutralité exigée par leur fonction. En insultant quiconque ne pense pas comme lui ou ose le critiquer, le Syndicat de la magistrature a démontré qu’indépendance n’était pas synonyme d’impartialité. Car, en quelques décennies, les juges se sont largement émancipés de la double tutelle du pouvoir et du peuple au nom duquel ils rendent la justice. Exit, donc, la tradition républicaine d’une institution quasi étatique garante de l’intérêt général. Résultat : si certains juges se veulent les gardiens jaloux de leur indépendance à seule fin d’appliquer leur idéologie, ils ne sont pas parvenus à mener deux combats de front.
En effet, autant leur volonté de s’affranchir de la chancellerie s’est vu couronner de succès, autant ils ont échoué à endiguer l’explosion de la « petite » délinquance qui pourrit la vie des gens. À la décharge de nos magistrats, tous les gouvernements s’y sont cassé les dents. Tous sauf un ? Réjouissons-nous, Manuel Valls nous a annoncé triomphalement que le nombre de cambriolages avait reculé de 4 % en un an… Un tel bidouillage des chiffres ne convaincra personne. Dans les faits, il se produit un cambriolage toutes les 90 secondes dans l’Hexagone, et 370 000 personnes auront vu leur logis violé en 2014, au point qu’un Français sur dix se fera piller à domicile dans les six prochaines années. L’insécurité ne s’arrêtant pas aux portes du foyer, on pourrait égrener les chiffres à l’envi : à lui seul, le vol de voitures, c’est 300 infractions par jour, soit près de 110 000 par an, tandis qu’apparaissent des phénomènes nouveaux, tels les pillages à grande échelle d’exploitations agricoles ou les 1 600 agressions annuelles dont sont victimes les pompiers en intervention. Sans parler de la violence gratuite, des vols à la tire et autres rackets avec violence qui alimentent un « sentiment d’insécurité » amplement justifié.
À cette délinquance massive, que répond la justice ? Rien de sérieux, car les juges ne peuvent agir sur aucune des causes du phénomène, qu’elles soient sociales, culturelles, économiques ou géographiques.[access capability= »lire_inedits »] Malgré les ailes de justicier que se sentent pousser certains juges, le rôle d’un magistrat n’est pas de délivrer des oracles, mais de punir les auteurs de crimes et délits. Ce faisant, il délivre un message à l’ensemble de la société pour impressionner les délinquants et rassurer les honnêtes gens. En théorie. Dans la pratique, au quotidien, la justice ne joue plus son rôle : près de 3 millions de délits par an ne sont pas sanctionnés, une statistique incluant un million et demi de faits dont les auteurs sont connus ! Il n’est d’ailleurs pas rare de rencontrer dans les prétoires des délinquants de 18 ans, ayant une douzaine de condamnations inscrites à leur casier judiciaire, sans qu’aucune de ces peines n’ait été exécutée. Trop souvent, la justice n’est pas laxiste, elle ne s’exerce plus. Les policiers et gendarmes continuent leurs enquêtes, rédigent leurs procès-verbaux, puis défèrent les voyous qu’ils interpellent… en pure perte. De plus en plus découragées et démobilisées, les forces de l’ordre remplissent un grand tonneau des Danaïdes, de telle sorte que le rituel judiciaire se poursuit, sans aucune véritable conséquence concrète. Il s’ensuit que la « petite délinquance » est de facto dépénalisée.
Bien qu’ils ne soient pas seuls responsables de leur impuissance, les juges la paient au comptant, puisqu’ils rivalisent d’impopularité avec les politiques et les journalistes dans les enquêtes d’opinion. Leur mise en cause permanente entame le respect qui leur est dû, notamment lorsqu’ils examinent des affaires aussi sensibles que les cas d’« autodéfense ». Par une conjonction astrale malheureuse, des magistrats en mal de légitimité ont de plus en plus l’occasion de juger des citoyens démunis s’étant défendus face à un agresseur. Dans ces conditions, prendre la bonne décision relève de la quadrature du cercle : faut-il systématiquement prendre le parti des personnes en situation d’autodéfense, au risque d’encourager une dérive à l’américaine ? Ou pénaliser ces actes, quitte à favoriser les délinquants aux dépens de leurs victimes ? Longtemps, notre pays, disposant d’un État fort, n’a pas eu à trancher. Mais avec la montée de la délinquance, la plupart des tribunaux français ont choisi de sanctionner l’autodéfense, étant entendu que la France ne doit pas devenir le Far West.
La fameuse affaire du bijoutier de Nice résume bien l’attitude des juges dans pareille situation. Rappelons les faits : en septembre 2013, un petit bijoutier victime d’une attaque à main armée abat un de ses agresseurs qui s’enfuit. Comme un fait divers n’arrive jamais seul, le drame se produit quelques jours après qu’un jeune retraité eut été abattu pour s’être interposé dans un braquage du même type. Les médias pavloviens, pardon parisiens, présentèrent immédiatement le bijoutier comme un assassin, et le criminel abattu comme une victime malgré les 13 condamnations figurant à son casier judiciaire. L’indécence atteignit des sommets quand la presse accorda l’exclusivité de la parole à la famille du braqueur tué. Une telle inversion des responsabilités mit l’opinion publique dans une rage qui explosa sur les réseaux sociaux au grand dam des bonnes âmes. Mis en examen pour « homicide volontaire » (sic), le commerçant niçois se trouve l’otage d’un débat tant éthique que juridique. Pour éviter de voir proliférer le recours à une forme de justice privée, la justice institutionnelle fait preuve de la plus grande fermeté. Juges, journalistes, même combat : on condamne d’abord, on discute après. Les exemples semblables se sont multipliés dans l’histoire récente, provoquant à chaque fois une réaction judiciaire implacable.
C’est ce professeur de sociologie de Montpellier qui voit un homme cagoulé et armé s’introduire chez lui, l’obliger, ainsi que son épouse et son fils de 11 ans, à se coucher face contre terre avant de les arroser d’essence en les menaçant, le briquet à la main. Afin de leur porter secours, le père de famille se relève et arrive à désarmer l’agresseur puis à le maintenir au sol pendant que son épouse et son fils s’enfuient. À l’arrivée de la police, on constatera le décès du cambrioleur par arrêt cardiaque du fait de la compression de sa cage thoracique dans l’immobilisation dont il avait été l’objet. Le professeur sera mis en examen pour meurtre puis placé sous contrôle judiciaire. Il ne bénéficiera d’un non-lieu que trois ans après les faits, la famille de l’agresseur ayant usé de toutes les voies de recours pour faire annuler cette décision de justice.
C’est ce militaire accompagné de sa fiancée, agressé Gare du Nord par un trafiquant de drogue qui le blesse avec un couteau. Dans la bagarre, le militaire arrive à récupérer l’arme et, dans la mêlée, porte un coup à la cuisse de l’agresseur. L’artère fémorale sectionnée, le dealer décédera à l’hôpital. Le soldat agressé sera mis en examen pour meurtre et placé en détention deux mois et demi alors qu’il présentait toutes les garanties de représentation. L’argument avancé pour le mandat de dépôt fut… qu’un militaire devait savoir ce qu’il faisait !
C’est ce sexagénaire d’un quartier de Marseille qui arrive à chasser des jeunes qui viennent cambrioler des maisons de son quartier. Les voyant revenir, pour leur faire peur dira-t-il, il tire un coup de carabine 22 long rifle. Un des adolescents cambrioleurs est tué. Résultat : il vient d’écoper de dix ans de réclusion criminelle devant la cour d’assises.
C’est ce jeune homme qui sort en boîte avec une amie, et qui voit celle-ci endormie sur une banquette être l’objet d’une agression sexuelle. Intervenant pour sauver la fille, il reçoit un coup au visage, auquel il répond. L’agression sexuelle est avérée par plusieurs témoins. Le bon Samaritain va se retrouver en correctionnelle à la même audience que l’agresseur. « Vous n’êtes pas Zorro : votre réponse était disproportionnée, il y a d’autres façons de faire », lui adressera le procureur avant de réclamer deux mois de prison contre lui.
La longue suite des faits divers débouchant sur la condamnation d’une victime en état de légitime défense paraît sans fin. Paradoxalement, les médias passent leur temps à stigmatiser les pleutres qui assistent passivement à une agression et refusent de s’interposer. Dans ces derniers cas, le parquet s’empresse souvent d’informer qu’il a ouvert une procédure pour non-assistance à personne en danger. En ce cas, quoi qu’il fasse, le témoin d’une voie de fait aurait-il toujours tort ? C’est bien là que se situe le problème. Il est louable que la justice veuille garder la maîtrise des réactions des individus menacés par un délinquant et contrôler la proportionnalité des réponses aux agressions. « Il y a d’autres façons de faire », nous dit le procureur confortablement installé sur son estrade. Fort bien, mais lesquelles ? Même avec beaucoup d’imagination, on a grand-peine à trouver une troisième voie entre inaction et intervention. Un tweet, peut-être ?
Cela étant, la donne pourrait un jour changer. Contrairement à une légende tenace, le Syndicat de la magistrature ne fait pas la pluie et le beau temps dans les prétoires. Il n’est donc pas dit que l’exaspération populaire face à l’irrésistible montée de la violence reste éternellement sans suite.[/access]
*Image : Soleil.
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