La maison Christofle dévoile ses plus belles ménagères au musée des Arts décoratifs de Paris. Un ruissellement d’or et d’argent pour célébrer près de deux cents ans d’orfèvrerie grandiose et délicate.
L’exposition s’ouvre sur un fantôme. Un revenant du Second Empire réchappé de l’incendie criminel qui ravagea le palais des Tuileries en 1871 : le monumental surtout de table commandé par la cour impériale pour les grands dîners de cents couverts réunissant autour de l’empereur et de l’impératrice les princes et les élites de l’Europe.
Les fastes de la cour impériale
C’est un ensemble aux dimensions du régime impérial. Et à l’image des défauts de son temps : pompeux, grandiloquent, académique et sans grâce, tout comme le seront les monuments dont le Second Empire, puis la Troisième République allaient parsemer la France. Conçu par trois sculpteurs célèbres en leur temps, Georges Diebolt (auteur du Zouave du pont de l’Alma), François Gilbert (représenté par d’innombrables ouvrages à Marseille comme à Paris) et Pierre-Louis Rouillard (Le Cheval à la Herse sur le parvis du musée d’Orsay), le surtout des Tuileries a été produit par la maison Christofle au tout début du règne. Constitué de métal argenté et non d’argent massif comme c’était la règle jusque-là, il traduit l’intérêt, sinon la passion que Napoléon III portait aux découvertes de son temps. C’est en effet grâce au procédé inventé par Henri de Ruolz et par d’autres, et dont les brevets avaient été rachetés par Charles Christofle, que l’on put réaliser de telles pièces d’apparat sans que l’on dût y consacrer des quintaux de métal précieux comme cela avait été le cas avec le mobilier d’argent massif qui ornait les Grands appartements à Versailles au temps de Louis XIV. Un procédé « incarnant la modernité qu’introduisit Christofle sur la table des princes » et qui est à l’image de ce règne impérial durant lequel la France entra dans le monde moderne.
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Que ce surtout de table hors norme ait survécu au désastre de la Commune est un vrai miracle. Toutefois, durant l’incendie du palais, tout l’argent dont il était recouvert a fondu. Il n’en reste donc aujourd’hui, parfaitement conservé et sans doute savamment restauré, qu’un vestige désenchanté de la splendeur d’antan.
Une révolution
Avec cette exposition Christofle au Musée des Arts décoratifs, ce sont des procédés révolutionnaires pour l’époque qui expliquent la renommée de ce bijoutier devenu l’orfèvre de la société d’alors. Des procédés qui ont pour nom l’électrolyse et la galvanoplastie.
En 1842, sous Louis-Philippe, qui était quelque peu avare et qui commandera tout un ensemble de couverts simplement argentés pour son château d’Eu, Charles Christofle a donc racheté à Henri, comte de Ruolz-Montchal, chimiste aussi bien que compositeur d’opéras, sa technique de dorure et d’argenture par électrolyse permettant de recouvrir d’or ou d’argent des objets d’un métal plus vil. C’est une révolution qui va marquer le XIXe siècle et dont les effets perdurent aujourd’hui. C’est le luxe qui passe des cours princières à la bourgeoisie, laquelle est devenue la principale détentrice du pouvoir à la suite de l’aristocratie. C’est l’avènement du ruolz qui n’était au fond que l’apparence de l’or et de l’argent et que l’on considérait avec un dédain appuyé au sein des antiques familles blasonnées.


Des merveilles de savoir-faire
Les manufactures Christofle qui se succèdent, de Paris tout d’abord à Yainville (Normandie) aujourd’hui, en passant par Saint-Denis au nord de la capitale, emploieront jusqu’à 1600 personnes dans les époques fastes, alors que Christofle rafle les médailles d’or lors des Expositions universelles et que l’Europe se précipite sur ses productions. Le meilleur de ces réalisations, renouvelées, réinventées jusqu’à nos jours s’exhibe de salle en salle, dans cette aile du Louvre édifiée du temps de Napoléon III.
On y voit des merveilles de savoir-faire, des réalisations aux techniques éblouissantes. Et puis des chefs-d’œuvre de ce mauvais goût tapageur qui régna aussi lors du Second Empire et, pire encore, sous la Troisième République, en contradiction absolue avec les plus nobles réalisations du XVIIIe siècle dont on se voulait pourtant les héritiers.
Arts de la table
À l’enrichissement du pays sous Napoléon III, à l’apparition d’un nouvel urbanisme, à l’aisance de l’aristocratie et de la bourgeoisie répond la sacralisation des arts de la table et une folle prolifération des couverts et accessoires qui ornent la mise en scène des repas. En argent massif, certes, ou en vermeil pour les plus somptueux, mais surtout en métal argenté ou doré, ceux-ci répondent à des usages infinis.
Alors qu’aujourd’hui on en vient même à ignorer les cuillères à dessert et que chez le commun des mortels le métal inoxydable détrône l’argenterie, dès la seconde moitié du XIXe siècle, de celle réservée au potage à celle destinée au moka, Christofle propose vingt-et-un modèles de cuillères de toutes tailles. S’y ajoutent les cuillères à glace et tous ces accessoires que sont les cuillères à fraises, à œufs, à ragoût, à sauce, à moutarde, à olives, à compote, à sucre brésilienne, à sucre repercée… Mais aussi les fourchettes à huîtres, à escargot, à sardines, à saucisson, à cornichons, à viande froide, à fruits, à gâteau dont les effectifs pléthoriques renforcent celles qui encadrent les assiettes. On n’oublie pas la louche à lait, la louche à potage, le couteau ou la pelle à beurre, la pelle à œufs sur le plat ou à macaronis, la pelle à pâté, la pelle à sel, courte ou longue, la pelle à thon, la pelle à tarte, la pince à asperges ou la pince à sucre… et bien évidemment le service à hors-d’œuvre comprenant six pièces à lui seul… Tous ces objets aux destinations infinies que renferment les écrins familiaux et dont on a aujourd’hui bien souvent oublié l’usage.
La galvanoplastie
L’aigle de Suger, abbé de Saint Denis, datant de la première moitié du XIIe siècle ; la grande patère dite de Minerve appartenant au fabuleux trésor de Hildesheim, cet ensemble éblouissant de soixante-dix pièces d’argent massif datant du premier siècle après J.C. et qui venaient d’être découvertes en 1868… ces merveilles de l’Antiquité ou du Moyen Âge, on allait désormais pouvoir en acquérir des copies reproduites à la perfection par la maison Christofle grâce au procédé de la galvanoplastie perfectionné dès 1852 par l’ingénieur Henri Bouilhet, un neveu du fondateur. Mais on excellait aussi à en créer de nouvelles, à l’image de cette magnifique jatte en porcelaine bleu de Sèvres montée sur cuivre doré et autour de laquelle serpente la plus délicate guirlande de feuilles d’or. Les œuvres produites par les plus grands artistes ou artisans du moment sont dès lors innombrables.
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Elles répertorient tous les styles, tous les courants artistiques qui ont eu cours au fil des siècles : de l’Empire romain au temps de Louis XV ou de Louis XVI, de l’art médiéval à l’Art nouveau et à l’Art déco, du Japon au Proche-Orient. Même si, parfois, des chefs-d’œuvre de savoir-faire (torchère de Reiber d’un baroque échevelé ou table de boudoir néo-Louis XVI (Reiber, Carrier-Belleuse, Chéret), surchargés de dorures, de cariatides, d’amours ailés, de feuillages, de roses, de frises ou de volutes, apparaissent à nos yeux comme des prodiges d’un mauvais goût ostentatoire.

Dans l’Orient Express, sur le Normandie ou le Concorde
On se divertit bien davantage en découvrant une table du restaurant de l’Orient Express, dressée dans une period room délicieusement évocatrice des voyages de jadis. Ou face à un ensemble de la plus grande élégance conçu pour les repas pris sur le paquebot Normandie, à destination duquel on fabriqua 45 000 pièces dont on reverra plus tard le modèle sur le France. Ou devant les couverts utilisés sur le Concorde du temps où il volait encore. Car, que l’on voyageât par train, par avion, par bateau, on retrouvait partout des productions de Christofle, vaisselle et couverts de métal argenté représentant le bon goût français.
S’il est évoqué ailleurs les tables d’apparat de ministères à la tête desquels de simples bourgeois parvenus au pouvoir se targuent de jouer aux grands seigneurs aux dépends du budget de la République, on s’extasie davantage devant les services à thé de tous styles qui sont des sommes de raffinement… même si le contact avec le métal est si funeste pour le thé ; devant les services de table complets de Louis-Philippe (en métal argenté) ou de Napoléon III (en argent massif ou en vermeil) ; ou face à une table à thé Art Déco tout de marbre et d’argent.
Dans un tout autre registre, un remarquable collier en argent de 2005 nommé Palmaceae (Michele Oka Doner) souligne que la Maison Christofle n’oublie pas que son fondateur fut tout d’abord un bijoutier.
Exposition Christofle, une brillante histoire.
Jusqu’au 20 avril 2025. Musée des Arts décoratifs, Paris.
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