Le buzz, du XVIIIe siècle à nos jours


Le buzz, du XVIIIe siècle à nos jours

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 Professeur d’histoire à l’université de Princeton et spécialiste du XVIIIe siècle, Robert Darnton a consacré une carrière de quatre décennies à étudier le monde de l’imprimé et, plus largement, la circulation de l’information dans les sociétés d’Ancien Régime et sous la Révolution. Le Grand Massacre des chats (1984), qui évoque des imprimeurs parisiens au xviiie siècle, est un best-seller international. Deux livres paraissent aujourd’hui chez Gallimard, L’Affaire des Quatorze et De la censure[1. L’Affaire des Quatorze. Poésie, police et réseaux de communication à Paris au xviiie siècle, Éditions Gallimard, coll. « Essais », 2014. De la censure. Essai d’histoire comparée, Éditions Gallimard, coll. « Essais », 2014.], qui analysent les relations compliquées entre le pouvoir et l’écrit, essentiellement en France, au XVIIIe siècle.

Propos recueillis par Gil Mihaely

Causeur : On peut admettre avec vous que le XXIe siècle n’a rien inventé et qu’il existait déjà une société d’information il y a trois siècles, mais, entre l’époque des poèmes copiés à la main et diffusés sous le manteau et le monde de Twitter, Facebook et YouTube, il y a un changement de taille : c’est qu’aujourd’hui le pouvoir, même dans les dictatures, est incapable d’exercer un contrôle total sur l’information.  

Robert Darnton : Vous avez raison. Ce qui nous différencie de la société d’information du xviiie siècle – et c’en était une –, c’est tout d’abord l’éducation, domaine dans lequel nous avons changé d’échelle. Au xviiie siècle, le taux d’alphabétisation se situait autour de quarante à cinquante pour cent, et même ceux qui savaient lire ne lisaient pas très bien et n’avaient souvent pas les moyens d’acheter des livres, car ils coûtaient très cher. Le public était donc très réduit et fragmenté.
Ensuite, la plupart des Français vivaient à l’époque dans un monde très limité, marqué par l’esprit de clocher ou le « campanilisme », comme disent les Italiens. Aujourd’hui, nous vivons dans une société véritablement globale. Il ne s’agit pas seulement de la possibilité de voyager mais d’un changement de mentalité : nos collègues et amis ne sont plus culturellement définis par leur appartenance à une même nation.

Comparons des exemples concrets : la Grande Peur[2. La « Grande Peur » est le nom donné à une série d’émeutes et de violences qui ont eu lieu en France entre le 19 juillet et le 6 août 1789. À l’origine de ces troubles, des rumeurs de complot aristocratique à Paris parvenues chez les paysans par les nouvelles en provenance de la capitale suite à la prise de la Bastille. De Marseille au Havre et de Grenoble à Saint-Malo, des groupes de paysans armés partaient à l’encontre des « brigands » annoncés par les rumeurs. Très vite ils s’en prirent aux châteaux et aux abbayes, pillant et surtout brûlant les archives contenant les documents qui précisaient leurs devoirs envers les seigneurs.] de l’été 1789 et le Printemps arabe de 2011.

Là, on a affaire à un changement d’échelle de telle ampleur qu’il s’apparente bien à un changement qualitatif. Au XVIIIe siècle, les « émotions populaires », ces bruits qui circulaient, jouaient un rôle dans les émeutes comme la Grande Peur. Au moment du Printemps arabe, ces « bruits » ont été remplacé par des images, parfois violentes, transmises en direct ou presque.[access capability= »lire_inedits »] Résultat, leur capacité de mobilisation est plus forte, plus rapide et plus étendue, grâce à la diffusion planétaire et instantanée de modes opératoires, de mots d’ordre et de symboles…

Ce changement d’échelle induit-il un autre rapport au réel ? Pour utiliser la métaphore économique, au XVIIIe siècle, il y avait des banques, mais le rapport entre l’économie réelle et la dimension purement financière était beaucoup plus étroit qu’aujourd’hui. Est-ce vrai aussi pour le monde de l’information ?

Il me semble que oui… Mais je n’ose pas me prononcer car je ne suis pas un sociologue des médias contemporains. On ne voit jamais la réalité directement, mais à travers le filtre des discours et des représentations. Ce sont ces représentations et ces discours qui intéressent les historiens des mentalités comme moi. Or, aujourd’hui, le filtre lui-même est si puissant qu’il crée un autre rapport au monde. Par exemple, on savait beaucoup de choses sur le roi, la cour, leurs travers et leurs modes de vie – l’information circulait – mais les gens n’essayaient pas de les imiter en allant jusqu’à changer leur corps pour leur ressembler, comme ils le font aujourd’hui avec les « people ». On dirait qu’il n’y a plus de différences, plus de distances, que même « le haut » et « le bas » n’existent plus.

L’omniprésence de la dénonciation des inégalités tend à prouver le contraire…

Nous avons parfois le sentiment de vivre dans des sociétés très cloisonnées parce que nous avons du mal à comprendre à quel point, au xviiie siècle, la distance sociale était énorme, et pas seulement entre un homme du peuple et le roi de France ! Il y avait toute une « cascade » de différences sociales profondes qui séparaient l’homme du peuple – citadin ou paysan, parisien ou provincial – des bourgeois. La société était tellement stratifiée que les gens ne pouvaient même pas s’imaginer dans la peau d’un autre. De plus, le pouvoir avait quelque chose de surnaturel : Louis XVI a commencé son règne avec le toucher du roi, qui exprimait cette puissance sacrée, et Charles X le pratiquait encore en 1825. Aujourd’hui, un roi thaumaturge est tout simplement impensable.

L’Affaire des Quatorze, qui relate une enquête sur des chansons séditieuses dans les années 1748-1749, suggère pourtant un parallèle avec notre temps : les pires critiques du chef viennent de son entourage le plus proche. Et l’enquête policière s’appuie sur des rumeurs et des fuites souvent lancées par les cercles du pouvoir.

C’est exactement ce que racontent les témoins de l’époque : le bruit part de la cour et circule à Paris, de sorte qu’il revient à la cour par les courtisans qui racontent ce qu’on dit dans le peuple. En somme, il y avait des journaux, mais pas de journalistes. Les courroies de transmission étaient différentes, mais la dynamique était la même.

Voulez-vous dire que les courtisans jouaient le rôle des journaux ?

Non, il existait des journaux – beaucoup même –, notamment des journaux en français imprimés hors de France qui publiaient des nouvelles politiques, mais cela restait très limité. Du reste, le régime pouvait les arrêter facilement car ils étaient diffusés par abonnement [les kiosques à journaux apparaissent au milieu du XIXe siècle, NDLR]. Le premier quotidien parisien a été fondé en 1777, avec un siècle de retard sur la Hollande et l’Angleterre. Et, en France, le journalisme, dans le sens d’une profession de fabrique de l’information, apparaît bien plus tard. En revanche, il y avait des salons dont certains – comme celui de Mme Doublet – étaient très méthodiquement informés. Cette dame envoyait ses domestiques cueillir des propos au Palais Royal avant de les enrichir ou de les enjoliver et de les partager. Mais ce cas de figure était très exceptionnel.

Pourquoi le journalisme se développe-t-il si tardivement en France ?  

Parce qu’en France il fallait détenir un privilège accordé par l’État pour imprimer quoi que ce soit, et l’État ne l’accordait pas pour parler des affaires d’État – c’était le « secret du roi ». Pendant la Fronde, au milieu du XVIIe siècle, il y a eu un moment où, avec la Gazette de France et Renaudot, une sorte de journalisme aurait été possible. Mais, finalement, Renaudot a négocié avec la Couronne : il a obtenu un monopole… en échange d’une grande discrétion. Très vite, la Gazette de France est devenue un bulletin officiel de la cour où tout était tamisé, contrôlé, bref, on n’y apprenait à peu près rien. Quant au Mercure de France, on y publiait des poèmes… L’Angleterre, au même moment, connaissait un processus inverse : une série de crises politiques à partir des années 1640 a abouti à l’abolition de la censure préalable et à l’émergence d’une presse quotidienne très active et même très violemment critique vis-à-vis du pouvoir. Significativement, c’est l’établissement d’un système politique fondé sur la concurrence entre deux partis (les tories et les whigs) qui a créé, en Angleterre, les conditions et l’espace de liberté nécessaires au développement d’une presse d’opposition. Ces conditions n’ont été réunies en France que beaucoup plus tard.

Vous exposez cependant une vision nuancée et assez surprenante de la censure, c’est-à-dire des relations entre le pouvoir et l’information dans la France du XVIIIe siècle, mais si les censeurs français n’étaient pas « des gendarmes du savoir au service du pouvoir », qui étaient-ils ?

C’étaient des gens de lettres, qui étaient très fiers de figurer dans l’Almanach royal avec leur titre de « censeur royal ». Le prestige était tel que la plupart n’étaient même pas payés ! C’était aussi une manière de faire carrière, de trouver un patron ou un mécène, d’obtenir un poste subventionné. Pour un écrivain dépourvu de contacts bien placés, devenir censeur, c’était devenir quelqu’un. Dans ce contexte, la censure ressemblait plutôt au travail d’un lecteur de maison d’édition de nos jours avec, certes, une responsabilité plus forte. D’après les centaines de lettres échangées entre censeurs que j’ai lues, leur jugement portait souvent sur la qualité de l’œuvre plus que sur sa conformité politique. Ainsi l’un affirme-t-il dans une lettre privée qu’il défend « l’honneur de la littérature française ». Leur approbation était à leurs yeux tout d’abord une garantie de qualité : si c’est publié, c’est bon ! D’une certaine façon, ils étaient un peu des critiques : on est très loin de l’idée que nous nous faisons du censeur.

C’est que le rapport entre pouvoir et savoir était nécessairement plus ambigu que ne le conçoivent nos imaginaires démocratiques.

Évidemment ! Dans les faits, tout était négocié tout le temps, et la complicité était partout.

Vous voyez bien que tout n’a pas changé !

Sauf que c’était la règle du jeu et que tout le monde la connaissait. Et c’est important, nous avons tendance – surtout en France mais aussi aux États-Unis – à nous représenter le pouvoir comme un bloc, ennemi en toute chose de « l’homme de la rue ». En réalité, les historiens savent que, dans la vie des sociétés, les compromis sont la règle et la confrontation l’exception, et que, de surcroît, les conflits et les contrôles sont décentralisés. Certaines personnes ou groupes exercent un pouvoir réel de censure sans appartenir officiellement au pouvoir.

Le paradoxe est que ce sont des journalistes, autrefois victimes réelles ou imaginaires de la censure, qui l’imposent aujourd’hui. Passons. Dans votre Essai sur la censure, vous analysez l’Inde sous domination britannique du milieu du XIXe siècle, où la censure est à la fois un instrument de pouvoir et de savoir. Le rôle des censeurs est de fournir au pouvoir des éléments de connaissance du pays et de ses habitants, et de lui donner ainsi des moyens de les contrôler.  

C’est tout à fait ça ! Après la révolte de 1857, les Anglais ont compris que les risques de sédition étaient aggravés par l’incompréhension ! Ils se sont donc mis à établir des recensements dans tous les sens. Un travail fantastique ! Les livres faisaient partie de leurs enquêtes : ainsi, tout livre publié dans n’importe quelle langue avait droit à une recension ! Ils accumulaient de cette façon une masse considérable d’information, mais n’intervenaient que rarement, quand ils estimaient qu’il existait un véritable danger. En résumé, ils laissaient faire les Indiens tout en restant parfaitement informés.

Ils avaient compris que le pouvoir, c’est le savoir…

Oui, et quand il fallait agir, par exemple, pour réprimer un mouvement de révolte en préparation, ils possédaient des listes toutes prêtes d’auteurs et d’éditeurs. Sur ce point, les méthodes des pouvoirs autoritaires n’ont guère changé : un groupe de chercheurs de Harvard a publié l’an dernier une étude sur la censure en Chine qui démontre que le système du contrôle de l’Internet mis en place par Pékin fonctionne à peu près selon les mêmes principes. On peut s’exprimer avec beaucoup de liberté sous l’œil d’une censure attentive qui n’intervient qu’en cas de projet de passage à l’acte, quand la contestation menace de se transformer en mobilisation. La plupart du temps, la censure se contente de renseigner le pouvoir sur ce qui se passe.

Dans nos sociétés, ce rôle est dévolu aux sondeurs… Nous ne connaissons pas la censure qui a cours en Chine aujourd’hui, comme hier en Inde ou en France. Mais nous avons l’impression qu’il n’y a pas de pouvoir non plus. Notre société de communication puissance dix n’est-elle pas en train de scier la branche sur laquelle elle est assise ? Qui jouera le rôle de l’adulte responsable dans le monde post-national ?     

Je ne suis pas historien du futur ! Cependant, j’observe comme tout un chacun que les multinationales se fichent des frontières, que l’argent et l’information circulent partout et que les barrières politiques que tentent d’ériger les gouvernants sont impuissantes. Aujourd’hui, il est impossible de dresser des frontières contre la circulation de l’information, sauf dans des cas précis comme la lutte contre la pédopornographie, et encore ! Je persiste à croire à l’homme responsable dans une république mondiale des lettres. C’est l’idée qui préside à la bibliothèque publique digitale nationale que nous venons de créer aux États-Unis (The Digital Public Library of America). Je suis très engagé dans cette lutte pour la transmission universelle de l’héritage culturel. Je vois là les prémices d’une bibliothèque mondiale gratuite et accessible à tous. Au fond de moi-même, je reste encyclopédiste…[/access]

*Photo : Tomas Caspers.

Novembre 2014 #18

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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