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Ce que Freud pourrait nous dire sur l’élection de Donald Trump

Mais non, ce n'est pas un "pervers narcissique"...


Ce que Freud pourrait nous dire sur l’élection de Donald Trump
Des militants pro-trump écoutant le discours de Donald Trump, le jeudi 31 octobre 2024, à Henderson, Nevada © Julia Demaree Nikhinson/AP/SIPA

Petite psychologie de l’Amérique contemporaine


Précisons tout de suite : pas question, dans cet article, de faire une « psychanalyse » du président américain, ni même, de parler de lui, de sa personnalité, de son style, de ses premières décisions. L’exercice n’est pas impossible, même s’il est prématuré, et Freud l’a tenté, avec un joli succès, en faisant le « portrait psychologique », d’un autre président américain, T.W.Wilson, qui a exercé deux mandats entre 1913 et 1921 .

La question posée ici est plutôt celle de savoir pourquoi il a été élu, avec une confortable majorité, et avec un solide noyau électoral en sa faveur. Et j’exclus immédiatement l’explication, intellectuellement paresseuse et un brin méprisante, selon laquelle ceux qui l’ont élu sont stupides, incultes, red neck, issus du patriarcat blanc, racistes, complotistes et fascisants. Il y en a, encore que ceux-là votent peu, mais ce n’est pas la masse, loin de là.

Je fais l’hypothèse que l’élection de Donald Trump est le produit d’un mouvement de fond dans la société américaine, mouvement dont il est le produit et qu’il a su incarner, non pas tant grâce à sa personnalité, mais souvent malgré sa personnalité. La majorité de ses électeurs ne se font aucune illusion sur le côté fantasque, imprévisible et souvent superficiel, sur les sujets qu’il aborde. Mais ce qu’il incarne est plus fort que ce qu’il est.

Commençons par deux constats. Le premier est économique, le second psychologique.

Donald Trump visé par un tireur à Butler, Pennsylvanie, 13 juillet 2024 © Gene J. Puskar/AP/SIPA

Premier constat, alors qu’il n’avait cessé d’augmenter tout au long du XXème siècle, le niveau de vie, celui des classes moyennes, qui forment une large majorité de la population, n’a cessé de décroître depuis, avec une pente accentuée à partir des années 2010. Le consommateur épanoui, icône de l’American way of life, avec un bon emploi, rémunérateur, une maison bien équipée, une voiture puissante, n’existe pratiquement plus. L’Américain moyen aujourd’hui doit se restreindre sévèrement, souvent simplement pour survivre. Son plaisir de vivre ne trouve plus de point d’appui économique. D’autant que ce plaisir était articulé, depuis le début du XXème siècle, sur la consommation.

Le deuxième constat est que le psychisme de nombreux Américains a été envahi, disons, ces quinze dernières années, par une angoisse sans nom, qui a pris des formes diverses, qui s’est exprimée à travers de nombreux affects, dont le moindre n’est pas la tentation de basculer dans des « paradis artificiels », comme en témoignent les centaines de milliers de morts par overdose, notamment d’opioïdes. Au delà des drogues et de l’alcool, c’est une véritable épidémie, meurtrière, de ce que Peter Turchin appelle les « morts par désespoir » (dans son remarquable ouvrage : Le chaos qui vient, élites, contre-élites, et la voie de la désintégration politique, Le cherche midi, 2024). Les femmes, longtemps et universellement écartées de ce schéma d’auto destruction, l’ont rejoint, à égalité. Tout se passe comme si l’individu, référence majeure de la culture américaine, ne se supportait plus.

Ces deux constats s’appuient sur nombre de données objectives. La taille moyenne des Américains, par exemple, longtemps la plus haute du monde, a désormais cessé d’augmenter (contrairement à celle des habitants de la plupart des autres pays occidentaux). L’espérance de vie des classes moyennes a baissé. En six ans, de 2014 à 2020, elle a perdu 1,6 année. En termes de santé mentale, la situation est catastrophique. La « détresse extrême », indicateur de la dégradation massive du « bien-être subjectif », a doublé de 1993 à 2019. Une enquête de politologie a d’ailleurs montré que cette dégradation était un facteur prédictif du premier vote Trump.

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Un puissant courant

Un mouvement de fond a touché la société américaine, en son cœur, celui de ses travailleurs, de l’immense majorité de sa population. Il est si profond et si puissant qu’il a conduit une partie de l’élite américaine (qui, globalement, s’est enrichie pendant cette période, soutenue tour à tour par les Républicains et les Démocrates) à virer de bord. Par crainte de perdre ses privilèges, et sentant la révolte gronder, une partie des milliardaires s’est ralliée à cette lame de fond en soutenant Trump, notamment, mais pas seulement, l’élite récente qui a construit ses fortunes sur les nouvelles technologies.

Comment caractériser ce puissant courant qui s’est levé et a bousculé non seulement la politique américaine et bientôt peut-être sa culture toute entière, mais aussi la politique internationale ? C’est à ce point du raisonnement qu’il faut se souvenir des contributions de Freud, et de la psychanalyse, à la compréhension de la culture et de la dynamique des sociétés. Je résume en quelques mots l’apport essentiel de Freud, tel qu’il le formule dans Malaise dans la culture, ouvrage écrit à l’été 1929, autre période de grands bouleversements politiques et sociaux.

Pour Freud, l’humanité, l’homme et sa capacité de faire-société, est née d’une opération de restriction pulsionnelle, notamment de ses pulsions d’agression, dont il ne peut pas se séparer, mais qu’il peut, par contre, réprimer. Pour sortir de l’animalité qui nous guette en permanence, il nous faut donc nous empêcher de ce que nous commettrions naturellement : le meurtre, la violence, l’inceste, le viol, l’agression. Nous n’arrivons à faire société, à vivre, qu’en retournant contre nous, pour en épargner les autres, cette pulsion d’agression qui pousse sans fin, mais, du coup, en nous sentant coupable de l’éprouver et d’avoir ne serait-ce que l’intention de l’exercer. C’est ce que Freud appelle le « malaise », cette angoisse, cette culpabilité, qui accompagne obligatoirement la possibilité de faire société et rend difficile, selon lui, toute accession au bonheur.

L’Amérique et la restriction pulsionnelle

La société américaine est particulièrement concernée par ce mécanisme de restriction pulsionnelle. Toute son histoire, depuis l’état de violence initiale dans laquelle elle s’est trouvée au départ de la colonisation de l’Amérique du Nord (domination des bandes criminelles, génocide des indiens, larges territoires soumis à la loi du plus fort), a été marquée par la progression laborieuse de cette restriction des pulsions d’agression. La tentative récurrente de purger la culture de la vengeance, comme organisatrice des rapports sociaux, en est un des signes les plus manifestes. Une telle entreprise de renoncement de la violence ne s’est faite pas sans une augmentation corrélative de l’angoisse, de l’angoisse de culpabilité, partagée, à sa manière, par chacun.

Les dernières avancées de la culture qui étaient portée par l’idéologie des élites économiques, médiatiques, universitaires et en partie politiques (surtout démocrates), allaient dans le sens d’exiger encore plus de restrictions dans le domaine de la morale et des mœurs quotidiennes : l’expression de la sexualité mise sous surveillance, la virilité protectrice comme mode d’expression tempérée de la capacité d’agression dévalorisée, voire délictualisée, la masculinité découplée de la biologie. L’irruption de l’exigence écologique a permis une pénétration accrue des normes sociales dans l’espace privé, en régulant les comportements intimes : réduire la consommation, les voyages, le nombre d’enfants, jusqu’à la fréquence des douches.

En un peu plus d’une décennie la société américaine a produit, sur toutes les bases qui viennent d’être décrites, un immense et pesant « surmoi culturel », comme dit Freud, dont on ne compte plus les interdictions qu’il édicte. L’immense emprise du sentiment de culpabilité qu’il génère est vécu, par les élites qui sont à l’origine de ce surmoi culturel, comme si puissant qu’il valorise les comportements vertueux, dont Freud a bien décrit le mécanisme d’emballement. Cette exigence de vertu oblige à trouver des débouchés dans une culture de l’excuse qui va s’exprimer par des thématiques politiques toutes liées à la critique radicale de la toxicité congénitale de « l’homme blanc », du colonialisme, du racisme « systémique ».

Mais là où les élites, notamment médiatiques, associatives et universitaires, qui ont d’autres avantages, semblent souffrir délicieusement de la culpabilité qu’elles ont engendrée, le reste de la population ne semble pas déterminée à ajouter un fardeau de plus à leur situation déjà difficile.

Lorsqu’une société en vient à pratiquer trop avant la restriction pulsionnelle, elle fait peser un poids très lourd sur les épaules de tous, qu’ils fassent partie de l’élite, ou des classes travailleuses. Lorsque s’abat, sur ces dernières, d’autres soucis, comme la baisse du revenu, les difficultés à se soigner, à se loger, la difficulté à trouver un plaisir à vivre, ces classes travailleuses se trouvent déjà en position insupportable de restriction tout azimut. Les possibilités qu’offre le déploiement du principe de plaisir dans la vie quotidienne en sont d’autant limitées et la recherche du bonheur se transforme en lutte pour la survie.

En ajoutant à cela l’apologie de l’immigration, non seulement pour continuer encore plus à peser sur les salaires pour les faire baisser, mais pour faire la promotion du remplacement des anciennes populations, coupables, par de nouvelles, vertueuses par nature puisque présentées comme « victimes ». Le Parti démocrate en a fait sa politique. Son exigence en matière de mœurs servant par ailleurs à masquer son soutien la poursuite de l’enrichissement des élites au détriment des classes moyennes.

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Cela ne pouvait plus durer

A l’insupportable restriction économique qui frappent les classes moyennes de plein fouet, à la culpabilité accumulée pour purger le pays d’une violence toujours résurgente, les Démocrates et les élites universitaires ont ajouté l’insupportable exigence d’une révolution vertueuse des mœurs. C’était trop, et cela ne pouvait durer. A trop comprimer le psychisme de l’Américain, dans un contexte de restriction des plaisirs de la consommation, l’explosion était inévitable. Comme dit Freud, un jour  « le sentiment de culpabilité sera si fort qu’il sera difficile à supporter ».

Le premier homme politique, et ici ce n’est pas le moindre, qui est passé par là et qui a promis la fin de ces exigences de renoncement pulsionnel, devait être élu d’office, quelque soit sa personnalité, et encore mieux s’il montre l’exemple d’un déchaînement personnel. A regarder de près son programme et ses premières décisions, Trump ne fait rien d’autre que d’appeler, tous azimuts, à la fin des restrictions à la fois économiques et pulsionnelles. C’est le fil rouge de sa présence et la raison de sa popularité.

Voilà ce que Freud nous permet de comprendre : la promesse de réduction de l’angoisse que génère le renoncement et la vertu fait gagner les élections. Nul doute que cela a commencé à donner des idées à bien d’autres politiciens, notamment dans une Europe rongée par les normes et la vertu.

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Professeur émérite à l'Université de Strasbourg

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