Faire société, c’est un peu plus complexe qu’une simple colocation. Le « vivre-ensemble » est apparu en France quand la République a perdu de sa superbe : un peu comme si, en mal d’idéal collectif, on avait remplacé le grand banquet républicain par un pique-nique où chacun apporte sa morale et pique celle des autres, observent Pierre-Henri Tavoillot et Gil Mihaely dans cet entretien. Et à force de trop inclure, le « vivre-ensemble » risque donc de devenir un « vivre-à-côté ». Comment s’en sortir ?
Causeur. Cette expression de « vivre ensemble » qui fait partie du titre[1] de votre dernier livre nous semble aller de soi… Pourtant, les premières occurrences de cette expression ne datent que des années 1990-1991. Pourquoi les Français ont-ils soudainement ressenti le besoin d’y faire référence ?
Pierre-Henri Tavoillot. En effet, l’expression est apparue dans les années 1990, en même temps que la dévalorisation du mot « République », alors passé de mode. Je la mettrais en lien avec l’émergence du mot « inclusion », qui exprime la même idée de manière ambiguë : soit il s’agit d’intégration (aider un individu à intégrer le collectif), soit, si l’on prend le mot au sens rigoureux du terme — l’inclusion totale de l’individu dans le groupe —, cela implique non seulement d’aider un individu à s’adapter à la société, mais aussi de forcer la société à s’adapter à l’individu. De ce point de vue, cela remet en cause le collectif. Autrement dit, ce qu’on appelle aujourd’hui « société inclusive » est périlleux, car la vie commune devient soumise au veto personnel du moindre individu.
On touche ici à quelque chose de fondamental : l’homme est un animal social. Cette tension entre notre volonté de liberté et notre besoin d’appartenance, est aussi ancienne que la philosophie.
L’homme est un animal social ; seul, il meurt, avec les autres, il tue… La question politique par excellence est donc la suivante : comment vivre avec les autres sans s’entretuer ? Nous avons trouvé des réponses : la morale, le droit, la politique, la civilité, etc. La question qui se pose aujourd’hui est celle des sociétés d’individus — une expression qui peut sembler contradictoire. Les droits individuels, initialement pensés comme des droits en société, sont devenus des droits contre la société. Je reste néanmoins convaincu que cela peut fonctionner. Une société d’individus fonctionne très bien lorsqu’elle parvient à fabriquer des individus (dimension démocratique), qui, à leur tour, fabriquent une société (dimension républicaine).
Depuis des siècles, l’Europe a vu émerger un État puissant, bureaucratique et récemment maternel, qui, avec le capitalisme et l’économie de marché, ont effacé les médiations entre l’individu et l’État. La nation, proposée comme point de ralliement pour unir des millions de citoyens, ne fonctionne plus. Dans ce contexte, quel va être le « ciment » de cette « vie en commun » ?
Précisément parce qu’après trois siècles cette dynamique n’a pas produit l’atomisation qu’on envisageait ! Or en effet pour une bonne part, ça isole, mais pour une autre part, ça reconstruit. La famille par exemple, ne disparaît pas, elle se reconfigure. Autant le lien entre les couples s’est distendu — ce n’est plus le couple qui fait la famille —, autant le rapport à l’enfant, aujourd’hui sacralisé et devenu incroyablement puissant, est structurant pour nos sociétés démocratiques. C’est pourquoi la baisse du nombre d’enfants est, parmi tous les signes, le plus inquiétant à mes yeux. L’intergénérationnel est également un élément central et on observe aussi que les relations entre petits-enfants et grands-parents ont tendance à se renforcer. Là aussi, il y a une reconfiguration du lien. C’est ce que j’ai voulu exprimer dans ce livre : on a raison d’insister sur les signes de déliaison sociale, mais il ne faut pas négliger les signes de reconfiguration du lien.
Autre exemple : les universités populaires, qui sont un trésor français. Le fait que les Français apprécient, le week-end, écouter des intellectuels et des journalistes discuter ensemble, au lieu d’aller au match de foot comme les Anglais ou au concert comme les Allemands, est remarquable. J’interviens souvent dans ces initiatives, et je suis ébahi de leur succès. Les Français ont le goût du débat, lequel a également permis de sortir de la crise des gilets jaunes.
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Toutefois, aujourd’hui, le « vivre ensemble » n’est pas évoqué comme remède à la solitude de l’homme moderne dans les grandes villes anonymes ou chez les retraités de la génération baby-boom. Il s’agit plutôt d’une manière de faire face au communautarisme, notamment le séparatisme islamiste.
L’islamisme est un ennemi déclaré : il vise le cœur de notre société, l’école. Il ne s’agit pas ici de « vivre-ensemble », c’est hors de question. L’illusion multiculturaliste consiste à dire que ces personnes sont formidables, qu’elles ne demandent qu’à exprimer leur point de vue, et que nous devons leur laisser de la place. Ce n’est pas vrai. Leur projet est de détruire la société démocratique. Et face à ces ennemis-là, il faut faire la guerre. C’est aussi simple que cela.
Vous avez utilisé le terme « ennemi » et il est intéressant de noter qu’au début des années 1990, au moment même où le terme « vivre ensemble » émerge, la France, pour la première fois de son histoire, se retrouve sans ennemi et donc sans ce ciment puissant de la vie en commun.
Oui, mais aujourd’hui, nous sommes dans une situation différente, car nous avons du mal à comprendre que nous avons de nouveau des ennemis. Nous étions tellement bien installés dans cette logique d’une situation sans ennemis qu’à défaut d’un ennemi extérieur, nous commençons à nous détester. La France devient sexiste, machiste, inégalitaire et islamophobe. Et nous ne voyons pas que nous avons des concurrents, mais aussi de véritables ennemis.
Et si ce qui nous manquait, c’était un bon ennemi ? Les alliances contre un adversaire sont plus faciles que les alliances pour un but commun…
L’ennemi que nous avons aujourd’hui n’est évidemment pas assez puissant pour nous détruire. Il n’y arrivera pas. Le fondamentalisme n’est pas assez fort, mais il crée les conditions d’une déstabilisation profonde. L’islamisme représente aujourd’hui un danger pour nos écoles. La plupart des gens n’en ont aucune idée. C’est un ennemi qui demande un effort d’interprétation, et une bonne partie des élites de notre pays n’y est pas confrontée directement. Il faut se forcer à aller voir ce qui se passe dans un lycée pour comprendre qu’il y a un problème important. Ce n’est pas l’offensive de la Somme, ce n’est pas l’attaque, même fantasmée, des chars russes. C’est beaucoup plus sournois.

Cet ennemi n’offre-t-il pas exactement ce qui manque chez nous ? L’enfant qui défie un professeur s’appuie sur une autorité claire, des vérités, des appartenances, des rituels dont il est fier. Et les adultes autour de lui sont insérés dans un système social dense qui sert de cadre de vie puissant et rassurant ainsi que des réponses claires et simples à des questions fondamentales à commencer par qui je suis et à quoi sert mon existence.
C’est cela ! Il faut reconnaître la puissance de séduction de l’islamisme. Il répond à toutes les angoisses de l’individu : la solitude, l’indétermination, les problèmes d’orientation, les rapports humains. Tocqueville avait déjà pressenti cela. Il explique que la liberté est tellement exigeante et difficile à assumer — car elle implique de nombreux devoirs — que l’individu finit par en être fatigué.
Il se repose alors dans le grand tout : la communauté, la nature. La démocratie en Amérique de Tocqueville est extraordinaire, car il parle de la lassitude de l’individu démocratique. Face à l’incertitude qui pèse sur nos vies, deux réactions sont possibles : la tentation du repli ou la séduction du conflit. Ce sont les deux manières de renoncer à vivre ensemble.
C’est aussi une question de contenu positif pour un cadre commun. Depuis les guerres de religion, l’histoire politique de la France est marquée par une volonté de rester ensemble grâce à Etat qui a vocation — en principe — à rester neutre sur tout ce qui concerne les conceptions du bien et le salut. Résultat : nous gérons des désaccords. L’islamisme, c’est l’inverse : un bunker de dogmes et une cage de normes qui non seulement régissent la totalité de l’existence du matin au soir, mais entendent s’imposer à l’humanité tout entière.
Exactement. Là où nous avons appris à vivre avec nos désaccords, ils proposent un accord presque total sur une bibliothèque de consensus. Face à cela, nous n’avons souvent qu’un cadre minimal, comme celui de ne pas faire de bruit après 23 heures. Comment, sans religion, sans idée de nation, sans identité européenne, pouvons-nous affronter de telles idéologies ?
J’ajouterais aux défis : sans volonté, sans projet explicite et en se détestant autant.
Pouvez-vous citer des sociétés ou des pays où, de ce point de vue, la situation est meilleure qu’en France ?
Spontanément, on cite souvent les pays d’Europe du Nord. Mais ils trichent un peu, car il y a une forte homogénéité sociale et culturelle. Le Danemark, la Suède, la Finlande, c’est une famille, presque communautariste.
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En évoquant les sociétés scandinaves vous avez oublié un mot : ethnique… Peut-être qu’il y a une limite aux différences qu’une société peut absorber sans perdre sa boussole ?
J’ai la faiblesse de penser que notre ethnie n’est pas notre code et qu’elle ne constitue pas en soi un obstacle à l’intégration.
Dans votre livre, vous allez plus loin que le constat et la critique pour esquisser une voie de sortie. Comment définiriez-vous votre proposition ?
Ma proposition est la suivante : oui, nous voulons encore vivre ensemble. Mais nous ne savons plus ni pourquoi, ni comment, ni avec qui. Ces doutes affaiblissent l’édifice. Quelle est la « raison d’être » de notre société ?
Pour répondre, il faut faire le détour par l’histoire. Dans une société chrétienne, le rôle du social était de constituer l’écrin permettant à chaque individu d’accéder au salut. L’Eglise fournissait la clé de voûte. Après les guerres de religion, c’est l’Etat qui prend le relais avant qu’il ne se mette, après la Révolution française, au service de la nation, nouvelle clé de voûte et idée « sacrée », c’est-à-dire méritant le sacrifice. Nous sommes sortis de ces grands systèmes, même s’ils n’ont pas totalement disparu : la religion est devenue une foi personnelle et l’amour de la patrie demeure, mais ce ne sont plus des « clés de voûte ». Après la Seconde Guerre mondiale, c’est la liberté et le bien-être individuels qui sont devenus les clés du vouloir-vivre ensemble : droits de l’homme et sécurité sociale.
Cela suffit-il ? Non, car les droits comme le bien-être sont des objectifs infinis. On en veut toujours plus, au point de mettre en péril le collectif. Cette revendication effrénée nous fait oublier ce qui constitue, à mon sens, la nouvelle clé de voûte de notre existence commune. Nous voulons vivre ensemble pour grandir et faire grandir. Cela pourrait sembler naïf et « gentillet », mais c’est, je crois, l’idée qu’on retrouve dans tous les liens qui font société, du privé au public : faire grandir ses enfants, faire grandir son travail, élargir sa vie, améliorer le collectif… On la trouve dans les sept piliers de la convivialité que j’identifie : manger, coucher, convoler, procréer, discuter, travailler, prier ou philosopher… La civilisation démocratique affirme que tous les êtres humains sont grands — ce qu’aucune autre civilisation n’a jamais reconnu—, que tous les humains peuvent grandir et que nous pouvons grandir ensemble. Aujourd’hui, la démocratie et l’Occident font l’objet d’une détestation quasi unanime, alors qu’ils portent ce projet absolument grandiose. Ne serait-il pas temps d’en redevenir fier ?
Justement, puisque vous parlez de grandir. Mais est-ce que nos contemporains le souhaitent ? Par leur comportement et leur consommation, n’expriment-ils l’envie d’être des enfants avec les moyens des adultes ? Le problème de notre société n’est-il pas que trop de gens ne deviennent pas adultes ? Sommes-nous une société d’adolescents ?
Je pense qu’individuellement, nous devenons adultes, et il y a de plus en plus d’adultes. Mais collectivement, nous avons du mal à le devenir. Cette crise de la démocratie est une incapacité collective à atteindre l’âge adulte. Nous sommes dans une phase post-pubère. La démocratie permet à tout un chacun de devenir adulte, mais elle en exige aussi la capacité. Le premier objectif est atteint, mais nous ne sommes pas encore devenus adultes collectivement. Si un projet politique doit être mis en place aujourd’hui, c’est celui de prendre conscience de cette finalité : comment devenir adultes ensemble ?
Je ne suis pas totalement désespéré quant à cette aptitude, sauf sur la question de la démographie. Une démocratie sans enfants perd sa raison d’être.
416 pages
[1] Voulons nous encore vivre ensemble ? Odile Jacob 2024
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