Les vérités et les délires d’Eric Zemmour


Les vérités et les délires d’Eric Zemmour

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Terrassé par les armées alliées et déshonoré par ses crimes, le fascisme est mort en 1945. Cette bonne nouvelle, les antifascistes ne veulent toujours pas l’entendre. Le combat continue, la guerre de Troie a lieu ici et maintenant, affirment-ils. Tous les jours, ils se mettent donc en quête d’un avatar inédit de la bête immonde. Aujourd’hui, c’est Éric Zemmour qui leur donne le grand frisson. L’immense succès de son livre Le Suicide français lui vaut même de devenir un verbe de notre langue. Pour signifier que la France vire au brun, on dit désormais qu’elle se « zemmourise ». Ceux qui parlent ainsi, encore une fois, se racontent des histoires. Bovarystes impénitents, ils fuient notre présent sans précédent dans le déjà-vu des années 1930, alors que ce présent, Zemmour, au moins, l’affronte. Sa thèse est simple et terrible : au lieu de faire face au double défi de la mondialisation économique et de l’immigration de peuplement, la France se quitte, elle se dépouille de son être, c’est-à-dire de son histoire, elle rompt spectaculairement avec elle-même. Et Zemmour prélève, dans les cinquante dernières années, les moments clés de cet abandon de soi. Indifférent au partage canonique de l’essentiel et de l’accessoire, il accorde, à juste titre, une grande importance à l’abrogation définitive en 1993 du décret du 11 germinal de l’an XI qui stipulait que « les noms en usage dans les différents calendriers et ceux des personnages connus dans l’histoire ancienne pourront seuls être reçus comme prénoms sur les registres de l’état-civil. » Aujourd’hui, tout est possible, tout est permis, le désir des parents fait loi. Les Kimberley, les Donovan, les Matteo pullulent. Cécile Duflot a appelé sa fille Térébenthine. L’histoire nationale est dissoute dans le magasin mondial des prénoms.

Mais Zemmour n’est pas toujours aussi pertinent.[access capability= »lire_inedits »] Dans le louable souci de dénoncer le climat actuel de repentance satisfaite et de réhabiliter le concept de préférence nationale, il en vient à créditer le régime de Vichy d’avoir sauvé les juifs français en ne consentant à livrer aux nazis que les juifs étrangers ou apatrides. D’abord c’est faux : des juifs français aussi sont morts à Auschwitz. Et puis surtout, dans les démocraties modernes, les citoyens ont des droits et des devoirs que n’ont pas les étrangers (c’est la préférence nationale, et elle est indissociable de l’idée même de nation), mais on est citoyen en tant qu’homme. Il n’y a donc de politique légitime que dans la lumière de l’humanité. Cette lumière s’est éteinte à Vichy dès la promulgation du statut des juifs en 1940.

Sa relecture de l’histoire entraîne Zemmour encore plus loin. C’est, dit-il, le dénigrement systématique de la France orchestré par Robert Paxton et une multitude d’historiens à sa suite qui a conduit les juifs à répudier l’assimilation au profit du communautarisme. Bien avant Paxton pourtant, Jacqueline Mesnil-Amar, une juive française, avait écrit ces lignes admirables : « Après treize ans d’hitlérisme, après quatre ans d’occupation nazie en France, après les camps, les wagons et les fours, il n’est plus un seul juif, croyant ou incroyant, perdu ou retrouvé, qui ne se souvienne qu’il est juif. La routine ou la négligence des uns, la honteuse ignorance des autres, l’intransigeance des premiers, le reniement des seconds, tout a fondu vérifier au destin d’Israël. » Depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, il n’y a quasiment plus d’israélites en France : le franco-judaïsme a volé en éclats, les juifs sont redevenus juifs. Ils ne croient plus dans la vocation messianique du pays où ils vivent. Cela ne les empêche pas de l’aimer. Mais un nouveau chapitre s’écrit, dont Zemmour ne veut rien savoir car il ne sait pas faire la différence entre la religion de la Shoah – concurrence des victimes, destitution de la politique par le droit et la morale humanitaire – et le tourment d’Auschwitz lui-même. Cette confusion obscurcit son jugement, brouille son intelligence des choses.

Mais pour ce qui est du diagnostic d’ensemble, il est confirmé par ses détracteurs mêmes. Dans son numéro sur « La France rance » d’Éric Zemmour, le journal Libération publie un entretien avec le jeune sociologue Paul Pasquali, qui a suivi des élèves passant des cités aux grandes écoles : « Est-ce ainsi que l’on va changer nos élites ? », lui demande la journaliste. Réponse du sociologue : « Ces dispositifs ne sont pas faits pour ça ! Le mot d’ouverture sociale a été choisi à dessein. Si l’on avait parlé de démocratisation, cela aurait induit une politique systématique, et l’on aurait dû réfléchir aux modes de transmission culturelle, au contenu des concours, à l’enseignement à l’école, à la composition des jurys, à l’existence des prépas privées… Imaginez les conséquences si l’on revoyait les concours et les présupposés arbitraires de ce qu’il est bon de savoi  – si l’on remplaçait l’allemand et le latin par l’arabe et le wolof… »

Que sont, en effet, la langue de Tacite et celle de Goethe, sinon, comme le montrait déjà Pierre Bourdieu dans La Reproduction, deux composantes de l’arbitraire culturel érigées en culture légitime par la classe dominante ? Et comme la population française change, le sociologue et le journaliste qui l’interroge préconisent, pour mettre un terme aux inégalités, ce remède de cheval : l’effacement des traces, la dénationalisation et la déseuropéanisation de la culture, bref, le suicide français.[/access]

Novembre 2014 #18

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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