Une nuit sans fin


Une nuit sans fin

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Entre 1930 et 1939, Pierre de Régnier (1898-1943) a fourni une chronique hebdomadaire de 7 000 signes agrémentée de quelques dessins à Gringoire, la revue de sinistre mémoire. Ce fils de famille, enfant chéri, gâté, probable rejeton de l’écrivain Pierre Louÿs est l’auteur d’un roman à succès, La vie de Patachon, publié en 1930 qui lui vaut, aujourd’hui encore, l’admiration d’une jeunesse gentiment désœuvrée. Ce patachon a fait des frivolités son gagne-pain. N’attendez pas de ce fêtard dilettante une analyse politique des années 30 ou des leçons de père-la-morale, il jette seulement sur le papier ses humeurs badines, le récit de ses nuits vagabondes et d’un quotidien détaché de toute contingence matérielle. Le misérabilisme lui est étranger, c’est tant mieux, le feuilletoniste y gagne en style et en profondeur. Il se définit comme « un noctambule de profession, de naissance et de fatalité ».

Curieux personnage qui, sous l’aspect falot du noceur invétéré, en dit finalement plus sur son époque, son milieu et ce spleen à la française. Notre âme slave à nous ! Ce reporter mondain porte le smoking comme une seconde peau, il se déplace dans le beau monde et les lieux de plaisir, toujours avide de nouvelles têtes et de nouveaux numéros. Il n’est pas du genre à se nourrir de la souffrance des autres. Il aime boire, danser, s’amuser, parier, perdre de l’argent mais son œil ne perd jamais rien du Paris Champagne, de cette fête perpétuelle qui enivre et écœure. De Montmartre à Montparnasse, des casinos aux salles de spectacle, des champs de course aux tribunes de Roland-Garros, ce garçon prend tout à la rigolade, manière de souligner sa bonne éducation et aussi le respect pour son lecteur. Il n’y a rien de pire que les journalistes qui délayent leur plume dans le sordide comme s’ils étaient possédés par l’empire du mal. Ces voyeuristes à gros sabots produisent souvent l’effet contraire recherché. Les éditions de La Table Ronde ont réuni les billets de cet illustre inconnu en souliers vernis couvrant la période 1930-1935.

Dans son excellente préface, Jean-Christophe Napias avance que « ce clown triste eut peut-être le tort de ne rien prendre au sérieux, quitte à être considéré avec une certaine légèreté ». Après avoir dévoré ses 80 papiers d’ambiance, patiné au Palais de Glace (aujourd’hui Théâtre du Rond-Point), monté dans un skooter (auto-tamponneuse) au Luna Park de la Porte Maillot ou entendu la chanteuse Damia à l’Empire, le lecteur de 2014 sera saisi par ce halo d’amertume. Patachon a tout du moraliste tendre et du chasseur de beautés fugaces. Son écriture faussement naïve relevée d’une pointe de burlesque nous installe aux premières loges d’un Paris fantasmé, celui de Kiki, de Joséphine Baker, de Médrano, du Ciro’s, de Fernandel à Bobino ou du Salon des Arts Ménagers au Grand Palais. Aussi à l’aise au Prix de Diane à Chantilly qu’aux Halles de Paris, réveillonnant chez Maxim’s ou buvant son café avec des chauffeurs de taxi, Patachon est le chroniqueur des petits matins brumeux, du cirque social, de l’éphémère qui dure. Sa manière de décrire précisément les toilettes, les coiffures, les chapeaux des élégantes s’apparente à un étrange voyage à travers le temps. A Paris, on a beau faire semblant, la crise de 1929 a tout de même freiné les ardeurs. La gueule de bois sera longue. Alors, profitons-encore un peu de cette insouciance, montons dans cette étonnante Micheline mise récemment en service, assistons au Bal des Petits Lits Blancs à l’Opéra au profit des enfants tuberculeux, passons faire un tour dans l’institut de beauté que tient Colette, et puis il y a tant de choses à voir, à entendre, les Six Jours au Vel d’Hiv, la Coupe Davis et le dernier film de Charlot. A l’issue de la projection de « City Lights », le 10 avril 1931, Patachon se fait plus mélancolique : « Quand une tragédie fait rire, c’est la fin des haricots ; mais quand un comique fait pleurer, c’est un grand homme ».

Chroniques d’un patachon – Paris 1930-1935 – de Pierre de Régnier – La Table Ronde

*Photo: Flickr.



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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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