Ne jetons pas Zemmour avec l’eau de Vichy!


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« Éric Zemmour ne mérite pas qu’on le lise.» Si je n’avais pas eu d’autres raisons de lire Le Suicide français, cette déclaration de Manuel Valls m’aurait suffi. D’abord, comme pas mal de mes concitoyens, je pense spontanément qu’un livre frappé d’interdit doit être rudement intéressant. Et puis, j’aime bien me faire ma petite opinion, et pour ça, il n’est pas mauvais de « frotter sa cervelle à celle d’austruy », comme le suggérait Montaigne. C’est peut-être une perversion : j’aime lire (et parler) en m’opposant, en formulant des objections, en cherchant les failles. On peut le faire avec soi-même quand on n’a pas mieux sous la main, avec un partenaire sélectionné sur affinités électives. Mais il est plus sportif d’avoir un interlocuteur dont les idées vous agacent, vous enragent, et parfois vous horrifient. À Causeur, on trouve que le monde est plus amusant avec les idées des autres. Même avec celles d’Éric Zemmour – et, pour certains que je ne dénoncerai pas, surtout avec elles.

Or, avec une seule phrase, glaçante, le Premier ministre a tout dit de la conception strictement contraire qu’une certaine gauche a du débat intellectuel. C’est très simple : quand on n’est pas d’accord, on ne cause pas, on cogne. Question méthodes, on peut puiser dans un riche héritage. Dénonciation, calomnie, disqualification morale, citations manipulatoires, lynchage en boucle et en meute, appels publics à l’exclusion professionnelle – et j’en passe sans doute : contre ceux qui s’écartent des opinions admises (comprenez admises par les détenteurs du pouvoir culturel), tout est permis. Tout sauf les lire et les discuter. Des fois que ce serait contagieux. Et puis c’est fatigant. Comme l’a proclamé la nouvelle directrice de France Inter dans une sorte d’autocritique stalinienne, il ne faut pas aller « trop loin dans la prise de tête ». Tout point de vue déviant est donc haché menu pour ressortir sous forme de quelques mots-clefs brandis pour tuer. « Assimilationniste » (et désormais « laïque ») est traduit par « raciste », « hostile au mariage gay » par « homophobe », « conservateur » par « rance » ou « moisi » et « nostalgique » par « réac », « facho », voire « nazi » les grands jours. Il est vrai que les frontières sont parfois ténues et que n’importe qui peut insensiblement dévier de la critique ou même de la détestation de l’islam (désagréable mais autorisée), à celle des musulmans (illégale et moralement condamnable). De toute façon, les nuances et les distinctions n’intéressent guère les prêcheurs déguisés en journalistes et les chasseurs de sorcières auto-promus intellectuels. Alors, quand l’accusé du jour, consciemment ou pas, joue avec la limite, s’amusant de leur jeter au visage une grenade dégoupillée appelée « Vichy », ils ne se sentent plus de joie. « Zemmour était un agent lepéniste. Le voici avocat des collabos », exulte Laurent Joffrin dans Libération.

Désolée pour les plumitifs qui fourbissent déjà leurs injures, mais à Causeur, nous avons tous été consternés par le court chapitre du Suicide français consacré à Vichy. L’invocation du Vel’ d’Hiv à tout bout de champ nous ulcère autant que Zemmour. Et on ne l’avait pas attendu pour savoir que la France, « éternellement pétaino-moisie », pour une partie de ses élites, a été le seul pays d’Europe à avoir sauvé une proportion significative des Juifs qui se trouvaient sur son sol. Mais que la politique du régime ait ou non contribué à cet heureux résultat n’y change rien. S’il n’y a rien de choquant à défendre la souveraineté nationale, notre conviction (étayée sur des arguments solides) est que, sur ce terrain, Vichy n’est pas un modèle, mais un contre-modèle. En menant ce combat scabreux, même s’il n’affiche aucune sympathie pour Vichy, contrairement à ce qui est ânonné de toutes parts, Zemmour offre à ses ennemis un alibi en or pour évacuer les vérités embarrassantes qu’il agite sous leurs nez délicats et les questions gênantes qu’il inflige à leurs certitudes. Le vacarme causé par ces quelques pages a permis d’étouffer toutes les autres sous un silence de plomb. « Ceux qui vont jusqu’à défendre des thèses racistes ou négationnistes, ceux qui construisent leur notoriété sur la peur, la résignation, la réaction, ceux-là ne méritent pas la place qu’on leur accorde dans le débat public », a encore affirmé Manuel Valls.

Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire – à l’intéressé, bien sûr : les innombrables procureurs de Zermmour ont, comme à l’accoutumée, mis en œuvre la vieille stratégie des trois singes. Au lieu d’affronter l’ennemi à la loyale, ils espèrent le noyer sous un flot constant d’invectives et d’imprécations.

Il faut les comprendre, les pauvrets. Depuis le temps qu’ils le tiennent en joue, cherchant la faute, guettant le faux pas, traquant le dérapage, il aurait dû disparaître de la circulation. Or, non seulement il est toujours là, mais plus ils le vomissent plus ses partisans l’adulent. Dans l’adversité, les seconds ne font guère plus dans la dentelle que les premiers. Rien à jeter pour les uns, rien à garder pour les autres : pour tous, Zemmour est un bloc. Quant à nous, nous réclamons le droit d’inventaire qu’exige tout travail intellectuel. Face à la haine et au mensonge, il nous trouvera toujours à ses côtés. Pour le reste, nous refusons de l’idolâtrer autant que de le diaboliser. Autrement dit, face à ses ennemis, nous le défendons, face à lui, nous le contestons. Puisque, en dépit ou peut-être à cause de nos différences, nous sommes avec lui entre gens de bonne compagnie, le dossier qui suit relève de la critique sans concession plutôt que de l’adhésion militante. La longue discussion que nous avons eue avec Eric Zemmour, et dont nous avons tenu à restituer l’essentiel, permettra de se faire une idée plus précise de nos nombreux désaccords. Si nous partageons en partie sa nostalgie de la France d’avant, nous refusons son tout-ou-rien, qui consiste à jeter tous les bébés du Progrès avec l’eau du bain néo-progressiste. Contrairement à lui, nous ne sacrifions pas les droits de l’homme avec le droit-de-l’hommisme, l’égalité avec l’égalitarisme et l’autonomie de l’individu avec les réclamations incessantes des individualismes. Nous n’aimons guère le monde de l’horizontalité dans lequel tout se vaut, mais n’avons pas la moindre envie de revenir à l’étouffante verticalité d’hier. Question de tempérament autant que d’analyses : je suis pour ma part libérale (au sens philosophique du terme), quand Zemmour est bonapartiste. Plus largement, Gil Mihaely a résumé ce qui nous sépare nos désaccords d’une formule qui fait mouche : si Zemmour est « réactionnaire » ou quelque chose d’approchant, nous, à Causeur, sommes plutôt « conservateurs ». Nous voulons de l’héritage et du nouveau, la liberté de la femme et la différence des sexes, la pluralité française et l’unité républicaine. Défenseur de l’assimilation à la dure, Zemmour n’est pas raciste. Il a tendance à souhaiter que pas une tête ne dépasse. Autant dire que nos échanges ont été vifs, comme il sied à des amis qui se respectent sans toujours s’approuver.

En attendant, Le Suicide français et ses centaines de milliers de lecteurs sont une très mauvaise nouvelle pour tous ceux qui croient pouvoir prononcer des décrets d’infréquentabilité et ne peuvent observer qu’avec effroi la zemmourisation des esprits – à moins qu’ils n’y trouvent une nouvelle raison de vouer aux gémonies un peuple de beaufs à l’esprit étroit qu’ils ont échoué à rééduquer. « Éric Zemmour n’est que la part émergée d’une montée vers les extrêmes, assène Frédéric Bonnaud dans Les Inrocks. Celle d’un néo-populisme ouvriéro-droitier qu’illustre une cohorte de céliniens de talk-show et de maurrassiens de plateau télévisé. » (Je n’ose penser qu’il a dit ça pour moi, trouvant pour ma part bien trop limitée l’omniprésence dont me créditent mes adversaires…) Au-delà des idées défendues par le nouvel ennemi public, l’engouement que suscite sa personne demande pourtant à être analysé en tant que tel. Zemmour n’est plus un journaliste, mais un acteur du combat politique. La preuve, c’est qu’il est devenu un objet de sondage. Selon l’un d’eux, publié par Le Parisien, seuls 37 % des Français (20 % à gauche, 53 % à droite) ont de lui une bonne opinion. Ses détracteurs auraient tort d’être rassurés par ce score : mieux vaut pour leur ego qu’on ignore les performances qu’eux-mêmes réaliseraient. On notera cependant que, à l’image de Cyril Bennasar, les zemmouriens, fanatiques dans l’admiration quand ils se trouvent en milieu hostile, sont loin d’être des godillots. Ainsi, une moitié seulement de ses sympathisants le suit pour déplorer la féminisation de la société.

Au cours de sa promenade subjective, érudite, désabusée et parfois désespérée à travers « les quarante années qui ont défait la France », Zemmour soulève des pierres, établit des rapprochements, tire des fils qui l’amènent souvent à des conclusions hasardeuses, aveuglé qu’il est parfois par un esprit de système qui le porte à ignorer ce qui le contredit ou l’affaiblit. Toutefois, en dépit des erreurs et des approximations relevées avec gourmandise par les facts-checkers qui mesurent la vérité à l’exactitude des chiffres, Le Suicide français raconte avec brio la fabrication de l’idéologie dominante qui a recouvert l’existence concrète d’un discours irénique, interdisant au populo de dire ce qu’il vivait et de voir ce qu’il voyait. Si nos gouvernants avaient encore le moindre souci du réel, ils s’emploieraient à entendre et à apaiser les peurs qu’ils n’ont de cesse de dénigrer et de moquer. Il est vrai que cela exigerait d’eux une révolution copernicienne. La popularité d’Éric Zemmour est d’abord un désaveu cinglant à la propagande frénétique pour les beautés du métissage, les richesses de l’immigration et les joies du partage. Non pas que les Français soient massivement atteints de xénophobie, comme ils en sont régulièrement accusés. Simplement, ils ont compris que l’ampleur et la rapidité des flux migratoires avaient imposé à la République l’adoption subreptice d’un modèle multiculturel qui, en instaurant une stricte égalité, non pas seulement entre les individus, mais aussi entre les cultures, a abouti à détruire le pays qu’ils aimaient et qui devient, sous leurs yeux attristés, le champ clos des rivalités, des exigences et des susceptibilités communautaires.

On peut s’en désoler, il faudra bien se décider à le voir en face : les Français sont de plus en plus nombreux à penser que l’immigration et la faillite de l’intégration constituent la plus grave menace qui pèse sur leur identité collective. (Raison pour laquelle des libéraux bon teint rallient le néo-FN étatiste de Marine Le Pen). D’après le sondage du Parisien, sur ce sujet, 50 % des personnes interrogées estiment, comme Zemmour, que l’immigration constitue la première cause du déclin français. C’est ainsi : une proportion croissante de nos concitoyens ne se sent plus chez elle, ou, pour le formuler comme Christophe Guilluy, refuse de devenir minoritaire dans son pays, sa ville ou sa cité. Les beaux esprits et les âmes délicates peuvent continuer à se boucher le nez. Plus ils interdiront aux citoyens de penser cela, plus ces derniers le penseront. Alors, les amateurs d’autodafés feraient mieux de foutre la paix à Zemmour. S’ils parvenaient à le brûler (métaphoriquement, bien sûr), ils pourraient avoir affaire à des adversaires qui n’auront ni son intelligence, ni sa culture, ni son amour passionné de la France.

Article en accès libre issu du numéro de novembre de Causeur. Pour lire tous les autres articles de ce numéro, rendez-vous en kiosque ou sur notre boutique.


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*Photo : Hannah.




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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