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Remarquable Médée

Ruination : The True Story of Medea, au Théâtre de la Ville (Paris 18e)


Remarquable Médée
Liam Francis interprète Jason et Anna Kay Gale est Persephone dans "Ruination" © Camilla Green

Doté d’un sens dramatique exceptionnel, d’un humour corrosif mêlant danse, théâtre et musique avec un instinct sûr, l’Anglais Ben Duke relit avec talent et perspicacité le mythe de Jason et Médée. Un spectacle d’une rare intelligence théâtrale.


Avec Ruination : The True Story of Medea (Perte : la vraie histoire de Médée), Ben Duke prend vaillamment la défense de Médée en tordant le cou à la mythologie. Chez cet auteur du XXIe siècle, la magicienne de Colchide s’est effacée pour devenir victime. Victime du narcissisme masculin de Jason, de son opportunisme et de sa trahison quand il n’hésite pas à délaisser la mère de ses deux fils pour une alliance plus avantageuse. Victime aussi de sa légende, de la vox populi qui la juge sans songer à comprendre ce à quoi elle était confrontée.

On est aux enfers. Le corps de Jason gît sous un suaire et Hadès, maître des lieux, et qui tient à ce qu’on le sache, prend la pose, fait de l’esprit de comptoir, tout en commentant, en balletomane qui se pense avisé, une variation de la Fée Dragée dans le ballet Casse-Noisette, apparaissant côté cour sur des écrans. Un Hadès tout nu sous un long tutu transparent, ce qui n’est pas du tout recommandable quand on est le dieu des Enfers, et qui va de surcroît s’affubler d’un tutu rose autour du cou. Eu un mot : une folle tordue.

Intelligent

Jason qui sort de sa torpeur en explosant dans un solo aussi acrobatique qu’éblouissant, Jason est furieux de se trouver là. Et tout aussitôt, Médée déboule en catastrophe pour se voir coller sur le dos un procès pour assassinats. Un vieux squelette affublé d’une perruque de magistrat anglais fera office de juge. Et Proserpine (Perséphone), qui en connaît long sur le sort fait aux femmes dans la mythologie, décide de se muer en avocate militante de Médée, avec pour argument majeur que si Jason s’était mieux comporté, aucun des meurtres attribués à son épouse ne serait survenu.

Le tout est illustré par des scènes qui défilent à un rythme infernal, sur un mode à la fois grave et loufoque, et où le meilleur théâtre s’entrecroise avec les chorégraphies et des prestations musicales ou chantées d’un savoureux éclectisme. Décor dépouillé, lumières savantes, mise en scène époustouflante, chorégraphies d’une théâtralité étonnante, tout convainc dans ce spectacle, intelligemment comique, plein de sens, jamais gratuit.

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En puisant dans la mythologie grecque, dans un répertoire musical survolant les siècles, Ben Duke nous permet d’échapper à l’effroyable galimatias dont nous abreuvent les hordes de chorégraphes qui sévissent sur la scène contemporaine, se prennent pour des penseurs et traînent à leur suite les « concepts » fumeux et les innombrables clichés qui polluent des ouvrages sans intérêt aucun.

Lui déploie un talent scénique qui porte de bout en bout un spectacle éblouissant d’intelligence, de séduction et de trouvailles qui vous enchantent. Et qui fait irrémédiablement penser à l’esprit d’Offenbach et de ses librettistes.

Interprétation exceptionnelle

Et puis, il y a les interprètes. Comme souvent, quand un spectacle est exceptionnel, les artistes qui le servent le sont également, ayant été choisis avec flair et dirigés de façon à extraire d’eux la plus substantifique moelle. Et ils sont magnifiques dans leur réjouissante diversité, heureuse compagnie de jeunes talents venus de tous horizons géographiques et artistiques et n’étant surtout pas là pour obéir à quelque idéologie « politiquement correcte ».

Miguel Altunaga et Liam Francis

Le Français Jean-Daniel Broussé incarne ce Hadès cité plus haut avec un chic gouailleur et un humour malicieux qui mettent en joie. Lui répondent la noblesse et la beauté d’Anna-Kay Gayle, somptueuse en Proserpine féministe, métamorphosée le temps d’une scène forte en Déméter pleurant sa fille enlevée par Hadès. Le Jason de Liam Francis est proprement fascinant, d’une sensualité torride qu’il déploie avec un cynisme déroutant pour embobiner aussi bien Médée que Glaucé (Créüse) quand il convoite leur alliance. Quant au perfide Aétès, roi de Colchide, il est incarné par le Cubain Miguel Altunaga, désormais sujet anglais, mais dont la fougue chaleureuse qui se déploie dans ses divers rôles provient évidemment des Antilles.

Deux blondes anglo-saxonnes, Maya Caroll et Hannah Shepherds, incarnent les figures de Médée et de Glaucé avec une certaine retenue qui n’exclut pas la passion. Tous assumant fugitivement d’autres personnages avec une fluidité qui force l’admiration.

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À eux s’ajoutent une pianiste et deux chanteurs dont les qualités confèrent au spectacle une élégance supplémentaire. Et Sheree DuBois, Yshani Perinpanayagam et Keith Pun incarnent aussi, à eux trois, cette réjouissante mêlée de talents de tous horizons.

Dans ce spectacle, ce qui force l’admiration, c’est l’humilité autant que les qualités du concepteur et de ses interprètes. Pas d’esbroufe, pas de ce pseudo-intellectualisme d’impuissants qui fait des ravages sur la scène française.

Mais des références qui dénotent une culture solide, des inventions qui trahissent un vrai sens du théâtre, une gestuelle inventive propre à traduire un mythe. Bref, du talent, un authentique talent d’artistes qui sont là pour servir leur art et non leurs personnes.

Un seul grand regret : que le spectacle ne soit pas représenté sur une plus longue durée. Car le bouche-à-oreilles lui assurerait un public considérable durant de longs jours.


Ruination : The True Story of Medea
Mise en scène et chorégraphie de Ben Duke.
Coproduction de la Compagnie Lost Dog et du Royal Ballet.
Les 23 et 24 janvier à 20h. Le 25 à 15h et 20h, le 26 à 15h 
Théâtre des Abbesses (Théâtre de la Ville) https://www.theatredelaville-paris.com/fr/spectacles/saison-24-25/danse/ben-duke-ruination-the-true-story-of-medea



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