Nous croyions les masques tombés il y a longtemps, mais Al-Jazeera ne cessera pas de nous étonner. Ainsi, quelques jours après la défaite des islamistes en Tunisie — défaite double, rappelons-le, parce que le pseudo-laïque Moncef Marzouki et son parti le Congrès Pour la République (CPR) ont été littéralement éconduits par le scrutin —, la chaîne qatarie a diffusé jeudi soir, qui plus est, en une heure de grande audience, équivalent au samedi soir en occident (vendredi dans l’Orient et le Golfe arabes étant dimanche ou le jour du Seigneur), un documentaire d’investigation intitulé « La boîte noire. Qui a tué Chokri Belaïd ? »
Titre pertinent, accrocheur même, et question capable d’attirer et de faire l’unanimité même, vu que les investigations et l’opération musclée menée à Raoued contre l’assassin présumé de Chokri Belaïd, Kamel Gaghgaghi, n’ont pas trop convaincu. À vrai dire, ladite opération, qui a eu lieu — comme par hasard — un an jour pour jour après l’exécution du leader du Front populaire, exécution survenue au pied de son immeuble mercredi 6 février 2013, a paru un peu trop surfaite, voire cinématographique au mauvais sens du terme. Cela a rappelé aux Tunisiens certains scénarii hollywoodiens et les vieilles pratiques policières du régime de Ben Ali contre lequel Chokri Belaïd s’est battu pendant de longues années et jusqu’après sa chute. Son assassinat, lui qui est devenu, au lendemain des élections du 23 octobre 2011, le pire ennemi de la Troïka au pouvoir, et à sa tête le parti islamiste Ennahdha, a bouleversé le pays, si bien que plus d’un million de Tunisiens se sont précipités des quatre coins de la Tunisie pour l’accompagner à sa dernière demeure, au carré des martyrs au cimetière du Jellaz à Tunis.
Beaucoup de Tunisiens ont changé d’opinion sur la Révolution, les élections et la politique suite à l’assassinat de Chokri Belaïd. Beaucoup ont également rêvé de réaliser la vraie révolution le 8 février 2013, le jour de son inhumation. D’autres en revanche, comme Moncef Marzouki, ont parlé de tentative de coup d’État à cette occasion. Interrogé il y à peine deux semaines, le président provisoire de la République a invoqué le secret d’État. L’amateurisme est de mise, notamment lorsque le principal suspect de l’assassinat de Chokri Belaïd, le ministre de l’Intérieur Ali Lâaryedh, suite à la démission du premier ministre Hamadi Jébali, s’est vu propulsé à la tête du gouvernement. Mais Al-Jazeera voit tout cela autrement. Le scénario a été revisité, réécrit, et l’enquête complètement — passez-moi le mot — démenée dans un seul et unique but : innocenter les assassins, précisément les commanditaires, car leurs sbires sont, selon les mots de Rached Ghannouchi en personne, « nos enfants qui annoncent une nouvelle culture » et ils « ne sont pas venus de la planète Mars », et accabler les victimes, à commencer par l’épouse du défunt qui, comme tout semble l’indiquer, leur pose problème.
Le documentaire s’ouvre par une reconstitution de l’assassinat. Un comédien ressemblant à Chokri Belaïd, avec la moustache et le grain de beauté devenus légendaires, porte sa casquette marseillaise et part de chez lui. Avançant vers la voiture où l’attend un camarade jouant le rôle de chauffeur, il est suivi par un homme armé qui lui tire dessus et prend la fuite à bord d’une vespa conduite par un acolyte. Scénario correspondant à la réalité, certes, mais relevant du déjà-vu et jouant sur la culture visuelle des Arabes férus de ce type de films d’action. Mais, dès les premières minutes, on nous annonce que « Chokri Belaïd est un gauchiste intransigeant qui s’est beaucoup opposé au gouvernement de la Troïka ». Cette indication, ainsi que d’autres essaimées dans le documentaire ne sont pas anodines, comme si l’auteur voulait à tout moment rappeler que la victime était, selon les canons islamiques, déviante, voire en état d’apostasie. Ce qui, non seulement pour les fanatiques religieux, mais encore pour la doxa, fait de lui un renégat et peut conduire à une condamnation à mort.
L’un des principaux commentateurs de ce documentaire s’appelle Maher Zid, un journaliste douteux, lui-même soupçonné d’activités terroristes, et qui a fait l’objet d’une plainte des journalistes et blogueurs Olfa Riahi et Ramzi Bettibi. Selon la TAP (Agence Tunis Presse), ses liens avec les djihadistes de Soliman (décembre 2006-janvier 2007) étaient étroits. Emprisonné sous Ben Ali, il aurait été amnistié par Moncef Marzouki et aidé par le mouvement Ennahdha qui lui aurait trouvé un travail copieusement rémunéré, à l’instar de ce type d’enquêtes pour le compte d’Al-Jazeera. Selon sa page Facebook, il serait actuellement résident à Drachten aux Pays-Bas. Cela dit, Maher Zid a été arrêté en novembre 2013 dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat de Chokri Belaïd. Le mobile était « possession de documents pour affaire de terrorisme sans en avoir le droit ». Or, les commentaires dudit journaliste ainsi que la méthode d’investigation suivie par les auteurs nous semblent plus que douteux. Frisant la malhonnêteté, ils suggèrent et répondent au lieu d’interroger ou d’émettre des hypothèses. Enquête partisane, c’est de cela qu’il s’agit et rien d’autre. La patience est à son comble en revanche quand on veut faire croire qu’il ne s’agit pas d’un assassinat politique, que c’est au mieux une affaire familiale entre feu Chokri Belaïd et son épouse, Madame Besma Khalfaoui-Belaïd. Oui, il fallait épicer le plat pour un public qui a fait des assassinats politiques et des journalistes décapités un spectacle aussi jouissif que les derbys madrilène et londonien, le classico, ou encore les scènes de vente à la criée des syriennes, irakiennes, kurdes et autres butins des razzia de Da’ech.
Al-Jazeera a été la première à vulgariser ce type de scènes et de documents, de Ben Laden à Baghdadi, de l’assassinat de Massoud à celui de Belaïd. Al-Jazeera ne fait pas que donner à voir, loin s’en faut : le travail qu’elle fait ne relève pas du journalisme mais du prosélytisme. L’épouse de feu Chokri Belaïd et toute sa famille comptent porter plainte, à moins qu’ils l’aient déjà fait. Espérons que l’enquête menée et le verdict montreront l’implication d’Al-Jazeera et du susnommé Maher Zid dans la propagation de la haine et du fanatisme en Tunisie. Nous ne sommes pas pour la censure, mais nous souhaitons que cette chaîne, qui est l’antenne de l’islam politique dans le Monde arabe et dans le monde entier, soit reconnue comme telle.
*Photo : wikimedia.
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