La Tunisie a apparemment déjoué la malédiction arabe. Trois ans après les premières élections libres de l’histoire du pays, voilà les islamistes d’Ennahda relégués en seconde position (31% des voix), derrière le parti néo-bourguibiste L’Appel de la Tunisie (Nidaa Tunes, 38%), ce qui leur attribue respectivement 68 et 83 des 217 sièges de l’Assemblée nationale. Cette demi-surprise montre bien que de l’eau a coulé sous les ponts depuis la fuite du clan Ben Ali le 14 janvier 2011. Malgré leur habile tour de passe-passe du début de l’année, à la faveur duquel ils abandonnaient le gouvernement au technocrate Medhi Jomaa, les islamistes de gouvernement, au pouvoir pendant deux ans et demi, n’ont pu s’exonérer de leur bilan désastreux en matières économique, social et sécuritaire. À l’époque, les hommes du parti à la colombe craignaient de finir comme leurs amis égyptiens, balayés par Al-Sissi, une grande peur qui explique qu’ils aient si facilement cédé les rênes du pouvoir à un cabinet apolitique.
Quelques mois plus tard, de Tunis à Tataouine, les emmerdes volent en escadrille : l’insécurité mine l’activité touristique, laquelle plombe la croissance et l’emploi, donc la popularité des Manuel Valls et Michel Sapin locaux. Il y a un peu moins d’un an, lorsque le vent tournait à la défaveur des Ghannouchi et Jebali, je n’aurai pas pour autant mis un millime sur le parti Nidaa Tunes du vétéran Beji Caïd Essebsi, chef du gouvernement intérimaire de février à décembre 2011. Casseroles pour casseroles, je pensais celles de l’Appel de la Tunisie plus pesantes que le service en cuivre d’Ennahda – au choix : des soupçons de collusion avec les salafistes, d’inertie après les assassinats politiques de l’an dernier. Et pour cause, mise à part une commune hostilité aux islamistes, rien ne semble fédérer cet aréopage d’anciens bourguibistes – Caïd Essebsi fut ministre de la Défense, de l’Intérieur et des Affaires étrangères du père de l’indépendance -, de benalistes recyclés et de démocrates réprimés sous l’ancien régime. Il n’empêche, ces « laïcs » ont terrassé les ennahdistes jusque dans la communauté tunisienne de France , à la grande joie des éditorialistes tricolores.
Beji Caïd Essebsi ne tient pourtant pas le discours des grands soirs. Sa réaction pour le moins mesurée à l’annonce de sa victoire annonce un troisième tour à l’issue imprévisible. « Le mouvement Ennahdha n’est pas un ennemi mais un concurrent et un des constituants de la scène politique », a déclaré BCE en sous-entendant l’ouverture de négociations tous azimuts. La mathématique électorale a ses lois qui empêchent Nidaa Tunes de gouverner seul. Bien qu’une floppée de petits partis centristes suive les deux grands leaders d’opinion, avee à leur flanc gauche un Front populaire obtenant 15 sièges, tout dépendra de l’attitude d’Ennahda. Essebsi ne voudra pas se mettre à dos un tiers de la population en excluant ses représentants du jeu politique, d’autant que tout un arrière-pays rural et traditionnel apporte encore largement sa confiance aux candidats islamistes. Ayant ce rapport de force en tête, on peut dégager plusieurs scénarios :
– La cure d’opposition : Ennahda cherchant à se refaire une virginité électorale, sa direction pourrait bouder les propositions de BCE. « Assieds-toi au bord de la rivière, tu verras le cadavre de ton ennemi passer », dit le proverbe. Passer son tour et parier sur l’échec de ses adversaires est une technique éprouvée. C’est d’ailleurs ce que fit Nidaa Tunes ces deux dernières années, alors qu’Ennahda courtisait ses cadres. La déconfiture électorale des petits alliés de centre-gauche d’Ennahda que sont le Congrès pour la République du président Marzouki, et Etakattol du président de l’Assemblée Moustapha Ben Jaafar a refroidi bien des ardeurs. Morale de l’histoire : pour un mouvement de centre-gauche, former un gouvernement en position minoritaire contre une assiette au beurre, c’est la déculottée assurée…
– Le soutien critique au gouvernement : Soutien sans participation, à l’instar du Parti communiste période 1981-1983, ou participation sans soutien, comme les Verts s’y essayèrent de 2012 à 2014, Ennahda a l’embarras du choix pour co-piloter le navire sans se mouiller. Si j’étais Rached Ghannouchi, j’accepterais la distribution des rôles suivantes : à Nida Tunes l’économique et le social (et les ennuis qui vont avec), à Ennahda le monopole de la morale. Le contrôle du ministère des waqf (biens religieux), voire l’Education ou la culture permettrait aux ennahdistes de marquer leur territoire identitaire tout en se prémunissant des dommages collatéraux du pouvoir.
Cette dernière option paraîtra invraisemblable aux idéologues et autres critiques essentialistes d’Ennahda. On m’objectera que des divergences indéracinables séparent Nidaa Tunes de son concurrent islamiste. Mouais… Aymen Hacen a bien raison de nuancer les jugements péremptoires qui font des bourguibistes et des ennahdistes des ennemis irréductibles. Historiquement juste, cette analyse paraît aujourd’hui plus que datée. Tous les partis tunisiens se sont mis d’accord sur une Constitution consensuelle, à la fois séculière et respectueuse de l’identité islamique du pays, ce qui estompe les clivages idéologiques entre les plus hautes personnalités de l’Etat. Rétrospectivement, de grands intellectuels tunisiens un tantinet provocs qualifient d’islamiste la politique religieuse de feu Habib Bourguiba. L’islam traditionnel des marabouts, ésotérique et très hétérodoxe, n’a pas toujours survécu au centralisme du parti unique et de ses commissaires politiques. Il ne s’agit pas de nier l’extraordinaire bilan social du Combattant suprême, libérateur de la femme et modernisateur du pays. Simplement, s’agissant de l’islam, Bourguiba avait l’intelligence tactique de ne pas tomber dans les excès de son idole Atatürk, y compris dans ses discours contre le Ramadan, il prêchait l’esprit contre la lettre du Coran – à l’en croire, le vrai Jihad consistait à travailler pour la prospérité nationale au lieu de jeûner ! Si les islamistes subissaient une persécution méthodique, il ne faisait pas non plus très bon être communiste, gauchiste, athée militant dans la Tunisie laïque, tant et si bien que Ghannouchi a aujourd’hui tout loisir de fustiger la guerre de tous contre tous qu’avait orchestrée Bourguiba.
Enrégimentant la religion, contrôlant à marche forcée la vieille institution de la Zitouna, nommant directement le mufti de la République, les despotes éclairés Bourguiba et Ben Ali[1. Quoi qu’il ait si peu en commun avec l’homme de culture que fut son prédécesseur, au début des années 1990, Ben Ali avait lancé avec son ministre Mohamed Charfi une ambitieuse réforme des programmes scolaires introduisant les notions d’égalité homme/femme et de droits de l’homme (!) dans le socle éducatif commun. Vingt ans plus tard, à force de reptation, son clan familial en a payé le prix fort…] ne sont certes pas allés aussi loin que l’égyptien Moubarak, lequel avait concédé aux Frères musulmans le contrôle un véritable deal : aux barbus la société, aux nationalistes corrompus l’Etat. Ces vingt dernières années, un mouvement d’islamisation par le bas a pénétré la société tunisienne par tous les pores. Les gourmands comme votre serviteur qui aiment siroter un verre de Boga en sont pour leurs frais, lorsqu’ils ne se résignent pas à manger sur le pouce dans une sandwicherie, à l’abri d’un rideau de fer…
Hélas, ces considérations gastronomiques ne désespèrent pas La Goulette. Admettons que les chômeurs, prolos et chefs de PME ont d’autres chats à fouetter. Sur le terrain identitaire et religieux, Ennahda se coule parfaitement dans le modèle jacobin tunisien, qu’il n’entend corriger qu’à la marche, en encourageant l’expression d’un surcroît de religiosité dans la sphère publique, en tracassant davantage les mauvais musulmans, et plus si affinités… Autant dire qu’entre les ennahdistes les plus pragmatiques et les néo-bourguibistes les plus timorés, au-delà des querelles picrocholines, l’entente sur un programme commun n’a rien d’impossible. À 88 ans bien sonnés, Beji Caïd Essebsi pointe en tête des sondages présidentiels, loin devant ses vingt-six concurrents[2. Toutes proportions gardées, si l’offre politique hexagonale atteignait ces sommets, les Français devraient départager quelque 120 candidats à la magistrature suprême en 2017…]
En attendant l’échéance cruciale du 30 novembre, l’ancien ministre devra multiplier les tractations pour former un gouvernement de rassemblement. Qui a dit que la IVe République ne faisait plus rêver?
*Photo : HAMMI/SIPA. 00657287_000002.
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