Le chroniqueur gastronomique, Jean-Luc Petitrenaud, disparu en fin de semaine dernière, fut un passeur élégant et marquant d’une cuisine faisant la jonction entre les producteurs et les restaurateurs, il était là, aux prémices de la bistronomie et au retour gagnant des saveurs authentiques
Il sillonnait les routes de France, avec son taxi anglais et ses vestes à carreaux. On le voyait arriver de loin, comme la caravane du Tour sonnante et annonciatrice d’une joie enfantine. Il clignotait dans les brumes des Landes ou en approche des ballons d’Alsace, il escaladait les monts de Chavignol et poussait jusqu’aux confins du Finistère. C’est lui, le grand monsieur en costume de scène de la télé parisienne, le promoteur de la tartine du dimanche soir, toujours bien mis, affable et courtois, qui venait visiter notre terroir sans aprioris, sans la morgue du civilisateur…
Il venait vous donner la parole à vous, l’artisan-boucher, le maraicher, le confiseur, le chien truffier ou le vigneron bougon. On disait qu’il avait un bon coup de fourchette et qu’il était généreux avec ses invités ; il leur laissait la part belle dans la conversation, ne les coupait pas inopinément pour tirer la couverture à soi.
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Petitrenaud s’amusait de son côté cirque Pinder et de cette géographie provinciale, hautement estimable, qui est cet indispensable voyage au pays de l’intérieur. Chaque Français, avant d’arpenter la planète, devrait l’imiter, partir sur un coup de tête dans le Morvan plutôt que d’errer à la Barbade. Dans les temps incertains, ces années molles du changement de millénaire, il était bon, salutaire même, que des hommes en perte de sens trouvent sur leur chemin ce pèlerin des halles couvertes et des zincs impromptus, ayant la foi du gourmand convaincu. On pouvait saucissonner avec lui et lever le coude dans une amitié nouvelle, pourtant télévisée, donc artificielle et cependant pas du tout commandée, il avait le contact naturel des forains, il ne forçait pas sur les signes ostentatoires de la rencontre. Souvent, il laissait venir, il était l’accoucheur des professions manuelles méprisées, elles n’avaient pas encore connu leur rédemption cathodique. Il fut l’un des premiers à leur faire la courte échelle pour accéder à une plus juste reconnaissance. La télévision gommeuse et mensongère capte difficilement ces moments d’abandon, où l’on est ému et l’on rit devant un pot de cornichons, des rillons et un jambon à l’os tentateur car ils nous rappellent nos attaches sentimentales.
Petitrenaud nous a transmis, par sa chaleur et son débit, ces instants d’accalmie où il n’est plus question de profitabilité et d’éthique, d’extraterritorialité et de déni des campagnes. Il était du côté de Larbaud et de Giono, dans l’organdi des terres oubliées. Manger, ce n’est rien d’autre que ça, se regarder dans les yeux, s’estimer heureux de vivre dans un pays où existent encore des métiers de bouche. En héritage, en compagnonnage, ils nous laissent des traces de leur humanité. Petitrenaud a filmé cette transcendance-là, à bas bruit, dans un programme d’éducation culinaire et de divertissement qui pouvait sembler anodin dans le PAF. Et, aujourd’hui, on sait qu’il était essentiel ; avec Jean-Luc, nous communiions avec les animaux de la ferme, on retournait à la source de la cuisine lyonnaise ou basque, on épelait le nom des champignons, on se réappropriait ainsi des pans entiers de notre culture. Sans repli et sans gaudriole, dans la bonne humeur simplement. Sa diction carnavalesque, héritage du théâtre français, ne mâchait pas les mots. Il faisait les liaisons et prononçait avec une volupté récréative, les gibiers de Sologne, les marées de Cancale, les fruits de saison et les sauces des vieux grimoires. Ses escapades nous ouvraient l’appétit. Comme son ami Gilles Pudlowski, l’un des derniers mousquetaires de la critique érudite sans chichis, pouvant s’enthousiasmer aussi bien pour une terrine et louer la haute technicité d’un chef étoilé, Petitrenaud était l’un de ces passeurs que l’on n’oublie pas. Un animateur affable, bonimenteur chaleureux de nos midis, il a remis la cuisine française à sa place. Et pour ça, on peut le remercier.
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