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Pas de « safe space » pour les blasphémateurs

Charlie Hebdo : dix ans après au Royaume-Uni, le triomphe du silence sur la liberté


Pas de « safe space » pour les blasphémateurs
Des membres du Parlement britannique manifestent leur solidarité avec les victimes du massacre de Charlie Hebdo, Westminster Hall, Londres, 8 janvier 2015. Un soutien superficiel et de courte durée, vite éclipsé par la censure et la crainte de choquer © AP Photo/PA,Tim Sculthorpe/Sipa

Au Royaume-Uni, après les larmes et fadaises de circonstance, des intellectuels ont vite accusé Charlie Hebdo d’avoir créé « un environnement toxique pour les musulmans », des médias ont censuré les caricatures et des étudiants ont proclamé : « Je ne suis pas Charlie. » En menant cette croisade morale contre l’islamophobie, l’intelligentsia a justifié le terrorisme.


Il y a dix ans, j’ai subi deux chocs consécutifs. Le premier fut le massacre des satiristes. Il semblait inconcevable que l’on puisse infliger une mort sanglante à des caricaturistes pour avoir commis le « péché » de lèse-Mahomet. La barbarie du viie siècle projetait son ombre sur l’Europe du xxie siècle. Au moment où j’ai appris la nouvelle, à Londres, je me suis rendu dans le premier café et j’ai sorti mon ordinateur portable. C’est une « attaque contre nous tous », ai-je écrit. Cette islamo-boucherie menace de « nous ramener à une époque d’avant les Lumières ». Les mots semblaient futiles ce jour-là, face à l’horreur, mais il fallait des mots.

Puis est venu le deuxième choc : la trahison des intellectuels. Les corps des victimes étaient à peine froids que les élites libérales ont cherché à justifier le crime. Dans le monde anglo-américain, le cri s’est levé : « Certes, c’est déplorable, mais Charlie n’aurait pas dû ridiculiser les musulmans ».

Bien sûr, il y a eu des expressions de sympathie performatives. Des platitudes ont été débitées, des couronnes de fleurs déposées. Le slogan « Je suis Charlie » a été répété du bout des lèvres. Mais l’intelligentsia n’a pas hésité longtemps avant de révéler son vrai avis : Charlie était trop souvent « tombé dans la caricature raciste » en créant « un environnement toxique pour les musulmans ». C’est ce qu’a écrit un journaliste du Guardian une semaine après la tuerie. Un bureau où deux assassins tirent à répétition sur des hommes et des femmes : ça, c’est un « environnement toxique ».

Le troc de la contre-culture par la cancel culture

La solidarité avec Charlie Hebdo a été superficielle et éphémère. Comme l’a écrit le chroniqueur Rod Liddle, « tout le monde dit qu’il est Charlie », mais « en Grande-Bretagne, presque personne ne l’est ». Et de rappeler que notre nation avait adopté une loi contre « l’utilisation de mots menaçants, abusifs ou insultants pour provoquer l’alarme et la détresse ». Il n’a pas fallu longtemps pour que cette répugnance pour les discours « offensants » l’emporte sur les gesticulations en faveur de Charlie.

Les militants étudiants, qui ont troqué la contre-culture contre la cancel culture, ont été les premiers à dire ouvertement : « Je ne suis pas Charlie» Le syndicat des étudiants de Bristol a déclaré que Charlie ne devait pas être vendu sur le campus parce que cela violerait « notre politique d’espace sécurisé » (« safe space »). Autrement dit, des étudiants privilégiés se sentaient blessés par un magazine dont les auteurs venaient d’être abattus. Pas d’« espace sûr » pour les blasphémateurs. À Manchester, le syndicat a interdit à l’Association pour la liberté d’expression et la laïcité d’afficher la une de Charlie. On les a sermonnés sur la nécessité de créer un « environnement inclusif » – mais qui n’inclut ni la satire ni la solidarité avec les victimes des fanatiques. Dans ce double langage, inclusion veut dire exclusion : l’exclusion de toute pensée, croyance ou blague qui puisse meurtrir l’estime de soi de ceux qui sont socialisés dans le culte de la fragilité.

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La plupart des médias britanniques ont refusé de montrer les couvertures de Charlie, de peur qu’un musulman se sente blessé. Le rédacteur en chef du quotidien centriste The Independent a déclaré que « son instinct » lui disait de publier les caricatures, mais que c’était « trop risqué ». La BBC s’est conformée à sa directive selon laquelle « le prophète Mohammed ne doit pas être représenté sous quelque forme que ce soit ».

Les élites médiatiques ont ainsi fait preuve d’une lâcheté ignoble face à la menace islamiste. Après le bain de sang à Paris, leur réflexe a été de sauver leur peau plutôt que de soutenir leurs collègues d’outre-Manche. Elles se sont montrées solidaires avec les assassins plutôt qu’avec les assassinés. En refusant la diffusion des images de Charlie, elles se sont rendues complices des frères Kouachi, parce qu’elles pensaient comme eux, que Charlie faisait du tort aux musulmans. Les frères ont puni Charlie par la violence, les médias par la censure.

Les élites ont bafoué la mémoire des morts

Trois mois après le massacre, une foule d’écrivains célèbres a protesté contre la décision de PEN America de décerner à Charlie un prix pour la liberté d’expression, en proclamant qu’il ne fallait pas récompenser un magazine qui provoque « humiliation et souffrance » chez les musulmans. C’était kafkaïen : des écrivains qui venaient d’endurer les pires souffrances imaginables étaient accusés de faire souffrir autrui.

Le comble a été atteint quand l’ONG londonienne Islamic Human Rights Commission a décerné à Charlie son prix d’« islamophobe de l’année ». C’était danser sur les tombes des morts. Cette farce répugnante a provoqué une réaction chez certains journalistes britanniques, mais les mêmes, en poussant les hauts cris à propos de « caricatures racistes », avaient ouvert la voie à cette diffamation posthume des suppliciés. On ne peut pas qualifier Charlie d’« islamophobe » et ensuite se déclarer consterné quand il remporte un prix pour « islamophobie ».

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De tout cela émerge une vérité terrifiante : nos élites ont plus en commun avec les assassins de Charlie qu’avec Charlie lui-même. Leur croisade morale contre l’« islamophobie » n’est que le reflet déformé de la violente croisade des frères Kouachi contre le blasphème. Ce qui unit les bouchers et les intellectuels, c’est la croyance pusillanime que tout commentaire sur l’islam doit être strictement surveillé afin que les musulmans puissent vivre leur vie sans jamais se sentir offensés. C’est ainsi que j’ai compris que les tueurs ne nous étaient pas aussi étrangers qu’on le croyait. Non, ils représentaient la branche armée du politiquement correct. Ils disaient avec des kalachnikovs la même chose que l’intelligentsia avec des mots : tu ne blasphémeras pas contre l’islam.

Dix ans plus tard, les frères ont gagné. Ils sont morts, mais leur idéologie implacable est vivante. Elle n’est pas imposée par la violence, mais par les lâches diktats de nos élites qui ont sacrifié la libre parole à la sensibilité islamique. C’est intolérable. La liberté d’expression est la plus grande liberté. C’est elle qui rend la démocratie possible et la vie digne d’être vécue. Le droit de se moquer de tous les dieux, prophètes, idéologies et modes est essentiel à une société libre. Et ni les fascistes de l’islam radical, ni les âmes sensibles de nos élites n’ont le droit de nous en priver.

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Janvier 2025 - #130

Article extrait du Magazine Causeur




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Brendan O’Neill collabore à de nombreux journaux anglophones, notamment The Spectator. De 2007 à 2019, il a été rédacteur en chef du média en ligne libertaire Spiked, dont il reste le principal commentateur politique. En septembre 2024, il a publié After the Pogrom : 7 October, Israel and the Crisis of Civilisation (éd. Spiked) qui dénonce l’échec moral de l’Occident face au Hamas

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