Le Pierrot, ou Gilles, de Watteau, a regagné les cimaises du Louvre après restauration. Les couleurs, en retrouvant leur éclat, redonnent corps à ce portrait mystérieux et rassurant. Dans le vacarme du monde, cet homme immobile nous regarde fixement, et, surtout, garde le silence.
Il est là, debout, les bras ballants, dans son costume de Pierrot, les paupières et le dessous du nez légèrement rougis. On le reconnaît à sa collerette, son habit blanc à boutons, son pantalon flottant et son bonnet-calotte sous son chapeau de feutre. Il est né Pedrolino dans la comédie italienne, francisé en Pierrot dans les années 1680. Personnage farcesque, à l’origine faire-valoir d’Arlequin, il a longtemps incarné la naïveté et la gaucherie avant de devenir, avec le temps, un amoureux sentimental et un poète rêveur. En 1719, date vers laquelle il a sans doute été peint par Antoine Watteau (1684-1721), il n’a pas encore entendu parler du célèbre mime Jean-Gaspard Deburau (1796-1846) qui recréera son personnage au xixe siècle. Il n’a pas vu l’acteur Jean-Louis Barrault (Baptiste) lui rendre hommage dans Les Enfants du Paradis (1945), n’a pas lu le très beau conte Pierrot ou Les Secrets de la nuit de Michel Tournier (1979) et n’a pas goûté les douceurs Pierrot Gourmand lancées en 1924 par le confiseur Georges Evrard.
Analyse d’un regard perdu
Dans le célèbre tableau de Watteau, œuvre au format inhabituellement monumental (184,5 x 149,5 cm) que le musée du Louvre présente au public après restauration, Pierrot se tient immobile, sans rien dire et sans rien faire. Il nous regarde. Ses yeux asymétriques rompent avec le monotone alignement des boutons de son habit de cotonnade. Pas de grimace ni de pantomime : les rubans roses des souliers, les gros plis des manches de la veste et le plissé vaporeux de la collerette laissent place à un visage lisse de jeune homme dont les traits singuliers et l’expressivité naturelle ne semblent plus relever de la comédie ni du jeu d’acteur. A-t-il réellement cet air niais et pataud que la critique lui fait endosser comme un habit de scène, et que l’on retrouve, il est vrai, dans d’autres œuvres du peintre ? Derrière lui, en contrebas du talus où il est monté seul, s’agitent des comédiens dont la réunion est plus qu’improbable à une époque où la querelle des théâtres fait rage et où la Comédie-Française parvient parfois à faire interdire les représentations du très populaire Théâtre de la Foire incarné par le personnage de Pierrot : le Crispin ricaneur (Comédie-Française), le Momus ahuri (le fou de la Foire) et le comédien italien ne font pas partie de la même troupe. Le Pierrot du Louvre, lui, ne ricane pas, ne sourit pas, ne fait pas l’étonné et ne tire pas sur la longe d’un âne qui s’est lui aussi invité dans ce décor de fêtes galantes. Il est tout entier dans ce regard qu’il nous lance depuis le xviiie siècle, un regard qui s’est perdu un temps, jusqu’à la découverte du tableau sur le marché parisien en 1826, et qui fascine encore. On est fasciné par ce qu’on ne s’explique pas, et ce comédien qui ne dit pas un mot fait forcément beaucoup parler de lui. De surcroît, on supporte assez mal le silence, même lorsqu’il émane de nos personnages de fiction. Songeons à Rosalie écrivant à David dans le film de Claude Sautet (1972) : « Je t’écris ma cinquième lettre et je m’attends à ton cinquième silence ; ce n’est pas ton indifférence qui me tourmente, c’est le nom que je lui donne. » Au silence du Pierrot du Louvre, on a donné le nom d’« embarras ». Faute de mieux.
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Conserver et restaurer notre culture
Cette œuvre de Watteau, longtemps nommée le Gilles (du nom d’un autre personnage de théâtre burlesque), vient d’être restaurée. La restauration des œuvres d’art et des édifices du patrimoine national prend, dans une société assez familière du saccage et de la détérioration, une dimension particulière. « On dénonce un monument, on massacre un tas de pierres ; nous leur en voulons de tous les crimes des temps passés. Nous voudrions effacer le tout de notre histoire » : Victor Hugo tonnait déjà, en son temps, contre ce qu’il nommait joliment « le vandalisme subventionné » (Guerre aux démolisseurs, 1832). À l’heure où l’on ruine des écoles, où l’on dégrade des églises, mais où également toute statue de l’espace public est susceptible de tomber pour complicité de crime contre l’humanité, savoir que la cathédrale Notre-Dame et le Pierrot de Watteau ont recouvré tout leur éclat a quelque chose de réconfortant. Silencieuse, la restauration des œuvres d’art conjugue au futur la beauté d’autres âges. Elle réalise sur des épidermes de toile ou de pierre ce que les gens attendent pour eux-mêmes de la science et de la médecine : enlever les couches gâtées par le temps et redonner aux couleurs leur vivacité initiale. Elle mise sur une forme possible d’éternité : la conservation de notre culture.
Les interprétations du Pierrot de Watteau, sur fond de querelle des théâtres, d’autoportraits divers et de motifs repris de croquis antérieurs, sont à lire dans le bel ouvrage dirigé par Guillaume Faroult qui accompagne l’exposition « Revoir Watteau : un comédien sans réplique ». Mais au-delà de tout ce qu’on peut en dire, le silence de ce Pierrot est en soi un bien précieux. Dans un contexte général de commedia dell’arte et de théâtre de foire bas de gamme, avec son lot de cacophonie politique, de ricanements subventionnés, d’âneries culturelles variées, de plaidoyers de toutes les causes, de récits dramatiques chantés a cappella, de sensibilisations tapageuses et d’états d’âme diffusés en Dolby stéréo, un peu de silence, en ce début d’année, ne peut pas faire de mal. Le Pierrot du Louvre se tait et c’est tant mieux. Réjouissez-vous ! Vous ne l’entendrez pas parler de « problématique », de « paradigme », de « ligne rouge », de « proxis » et d’« ADN ». Il ne dira pas qu’« il faut changer de logiciel » ou qu’« il y a un avant et un après ». Il ne dira pas non plus – hideuse mode grammaticale – ce comédien-là ou cet habit-là en parlant de ce comédien ou de cet habit. Imaginez, s’il parlait comme on entend parler en France aujourd’hui, ce que cela donnerait : « Le sujet c’est qu’avec ce tableau-là il y a un avant et un après Watteau. »
Non, vraiment, rien que pour son silence, le Pierrot du Louvre est notre ami.
À voir :
« Revoir Watteau : un comédien sans réplique, Pierrot, dit le Gilles », musée du Louvre jusqu’au 3 février.
À lire :
Pierrot dit Le Gilles de Watteau. Un comédien sans réplique
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