Jérôme Leroy nous revient en forme et en force. Il rassemble soixante-dix textes en prose qui forment les éclats d’un miroir brisé par les assauts du temps. Et chaque éclat nous renvoie à une France – et même à une partie de l’Europe septentrionale pour l’auteur – que nous avons aimée car nous y étions jeunes, l’esprit plein d’alacrité. On suit Leroy tour à tour sur le canal de la Deûle, dans un train que je connais bien, le Paris-Limoges, sur une plage blonde du Portugal, une île grecque hantée par le souvenir lumineux d’un Michel Déon écrivant l’un de ses meilleurs romans, sinon le meilleur, Un déjeuner de soleil. Rien que le titre du nouveau livre de Leroy est un oxymore génial : Un effondrement parfait. Ça colle à notre époque qui salit tout, efface le plus délicat, saccage la beauté tremblée d’un internat de province, celui-là même qui nous offrit les armes du goût pour tenir en respect les ondes perturbantes des Assis. Il n’y a plus rien de parfait hors la destruction de ce qui nous tient encore debout. Leroy est dur avec l’époque, mais comme c’est un tendre, ça touche où l’on souffre le plus : la disparition du style. Extrait : « L’actuelle zombielangue dans laquelle on baigne, jusque dans le roman, a autant de rapports avec le français qu’un showroom de concessionnaire automobile dans une zone commerciale en a avec le soleil sur la Vienne du côté d’Eymoutiers. » Il regrette la figure rassurante de Georges Pompidou, mort il y a cinquante ans, et cette « impression d’épaisseur et d’intelligence dans l’usage du monde, bien lointain de celui des gueules en plastique qui prétendent nous mettre au pas. » Leroy est définitif : « Je ne sais pas ce qui s’est passé en moins de quarante ans mais ce dont je suis certain, c’est que l’on a changé de civilisation. Je ne juge même plus, je ne fais que constater. »
L’un des ennemis, pour ne pas dire le seul, c’est le capitalisme qui ne cesse de détruire le peu de douceur de vivre qu’il reste, « c’est-à-dire pas grand-chose. » C’est pour cela qu’il cite l’évadé permanent, Rimbaud : « Je préfère partir que de me faire exploiter. »
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Leroy voyage, et son livre s’écrit. Il n’est pas seul, il accompagne ses amis. Ils se nomment Paul Morand, Jacques Laurent, Roger Vercel – totalement oublié – André Dhôtel, Yves Navarre, Roger Nimier, avec une mention spéciale pour Simenon et le commissaire Maigret. L’interrogatoire va durer. Leroy, faites monter des sandwichs, de la bière, la brasserie Dauphine est encore ouverte. Lire Simenon, c’est vous éviter vingt ans d’analyse stérile. Avec l’argent économisé, on peut alors revoir les plages de son enfance, la marée qui efface les pas, les jeunes filles à nattes blondes, inaccessibles, le préau de l’école communale, la colère mêlée à la tristesse dans le regard du père syndicaliste après la fermeture de l’usine délocalisée. Attention, Leroy est un trafiquant de mélancolie vive.
Il y a un très beau passage sur l’écolier qu’il fut, amoureux de sa prof de maths, « ronde comme une pomme ou une journée réussie. » Il a fait une bêtise, le minot Leroy, alors elle lui colle une punition, une rédaction. C’est malin comme choix ; elle doit l’avoir bien cerné. Elle lit son texte devant la classe : « Parce que c’est bien, même si c’est une punition. » Voilà une belle définition de la littérature.
Bon, je lui en veux un peu quand il dresse la liste des écrivains avec lesquels il n’aurait pas aimé boire. Il cite Alain Robbe-Grillet. Là, Jérôme Leroy, vous avez tort : l’auteur du Voyeur était très drôle. Le vin blanc électrisait son humour, surtout avec une douzaine d’huitres, à la Closerie.
Je vous recommande chaudement de lire cet effondrement parfait, d’en ouvrir les pages au hasard, de revoir ainsi son propre passé dans l’éclat du miroir brisé. L’envie vous prendra peut-être d’aller vous chafrioler, et sûrement de retrouver « le vrai goût du temps » en écoutant la « rumeur estivale des plages ». Car, pour Leroy, un seul programme politique se tient, « aller à la plage. » Et pour moi, à la pêche.
Jérôme Leroy, Un effondrement parfait, La Table Ronde. 160 pages.