Peggy Sastre fait partie de ces enfants des Lumières qui ont perdu de leur naïveté depuis les massacres de Charlie. Dans Ce que je veux sauver, elle défend un idéal de liberté alliant ouverture et fermeté. Et elle désigne ses ennemis : l’individualisme capricieux, l’identitarisme morbide, l’universalisme dévoyé.
Causeur. Après Charlie Hebdo, vous avez mis un mois à pouvoir sortir de chez vous. Après le 7-Octobre, seulement quatre jours. On s’habitue ?
Peggy Sastre. Je ne dirais pas qu’on s’habitue, mais on développe des mécanismes de survie et c’est bien normal. Ou alors on s’érode, comme une falaise face aux marées ? Après, il y a évidemment la logistique, on finit par sortir parce que le monde ne s’arrête pas, et que la petite famille réclame à manger. Mais chaque retour à la « normale » semble davantage appartenir à une autre époque. La sidération se mue en lucidité et on apprend à vivre dans un monde où la barbarie n’est plus une anomalie.
Vous explorez ce qui s’efface sous nos yeux et qui était l’ADN des sociétés libérales. Qu’est-ce qui distingue l’individu autonome des Lumières et l’individu tyrannique d’aujourd’hui ? Comment l’un a-t-il accouché de l’autre ? Y a-t-il eu un libéralisme heureux ?
Les Lumières voulaient limiter les conflits en donnant à chacun la liberté d’être et de penser différemment, dans le cadre de la raison et de la responsabilité. Cet individu autonome devait coexister sans asservir ni être asservi. Mais aujourd’hui, nous avons glissé vers un individualisme capricieux où la moindre contrariété devient une atteinte insupportable. Un peu comme un préado mal élevé (ou mal appris, comme dirait ma mère) qui exige tout, tout de suite, sans vouloir les responsabilités qui vont avec. Cette dérive vient d’un malentendu fondamental : croire que la liberté est illimitée. Le libéralisme originel savait poser des bornes : ma liberté s’arrête là où commence celle de l’autre. Aujourd’hui, l’absence de limites engendre un chaos émotionnel. Il n’y a sans doute pas eu de « libéralisme heureux », mais il y a eu des périodes où l’équilibre semblait possible.
Le libéralisme originel défend l’individu contre la tyrannie du groupe. Pendant longtemps, les nouveaux arrivants en France ont échappé à leur groupe (par exemple les enfants des juifs du shtetl). Mais aujourd’hui, dans les sociétés musulmanes européennes et française, le groupe a repris son ascendant sur l’individu. Et on arrive à ce paradoxe d’un individu capricieux et susceptible, qui exige d’abord qu’on respecte son groupe et ses petites lubies…
Oui, c’est le paradoxe de l’universalisme mal compris. L’idéal libéral proposait de protéger les individus des contraintes de leur groupe. Mais aujourd’hui, l’universalisme se retourne contre lui-même : on utilise
