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Barkhane, le temps béni du Mali

Notre envoyé spécial a enquêté deux ans auprès de 200 civils maliens qui, après avoir vécu sous la protection de Barkhane, ont été victimes des mercenaires russes de Wagner


Barkhane, le temps béni du Mali
Des soldats de l’opération Barkhane dans la région de Tombouctou, au nord du Mali, 21 avril 2019. En août 2022, la France a annoncé le retrait de ses derniers soldats, mettant ainsi fin à neuf ans d'opérations militaires dans le pays © Laurence Geai/SIPA

Le départ des soldats français déployés au Mali a permis à la Russie de s’implanter au cœur du pouvoir. En soutien à la junte militaire, les mercenaires de Wagner ont instauré un régime de terreur en systématisant massacres, viols et pillages dans certaines régions. Notre envoyé spécial a rencontré des survivants de cette épuration ethnique.


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« Il n’y aura bientôt plus de soldats français au Sénégal », déclarait fin novembre le président sénégalais. En deux ans, l’armée française a battu en retraite du Mali, du Burkina Faso et du Niger, cédant à la pression de régimes affidés à la Russie qui ont pris la France comme bouc émissaire de leurs propres difficultés. Elle s’apprête désormais à plier bagage du Tchad, du Sénégal, et ses effectifs diminueront en Côte d’Ivoire et au Gabon. Ce déclin accéléré de la puissance militaire française en Afrique n’est pas le fruit d’une stratégie pensée et planifiée par le président Macron, mais le résultat d’un attentisme qui a fini d’anéantir l’autorité de la France.

Depuis la fin de l’opération Barkhane, près de deux cents civils ont été auditionnés. Tous ont vécu l’arrivée de Wagner au Mali comme un basculement dans l’horreur et regrettent le départ du « protecteur français ». Chômeurs, étudiants, bergers, comptables, gardiens, pompistes, infirmières ou mères au foyer, ils vivaient dans des communes sécurisées par Barkhane au centre et au nord du pays. En plus de permettre aux terroristes islamistes de retrouver leur influence et aux mercenaires russes de s’implanter au Sahel, le départ des Français a également provoqué une hausse massive de l’immigration. La plupart des victimes de Wagner ont émigré dans des pays limitrophes, en Afrique du Nord et en Europe.

Leurs témoignages sont aux antipodes des diatribes des putschistes de Bamako qui, avec une rhétorique volontairement dégagiste et anticolonialiste, ont causé le départ de la France. Ces victimes sont les seules sources vivantes capables de témoigner du régime de terreur instauré par les Russes. À les écouter, on comprend dans quel but la France a été instrumentalisée par le régime de Bamako et comment le Sahel est devenu le nouveau théâtre de la stratégie du chaos pilotée par Moscou aux portes de l’Europe.

La terreur russe au Mali racontée par ses rescapés

« Ça a été si rapide ! Les Wagner sont venus dans mon village accompagnés de militaires maliens. Sans rien chercher à comprendre, ils ont envoyé tous les hommes qu’ils trouvaient loin du village, pour les exécuter. Ensuite, les femmes ont été choisies comme des mangues sur le marché. J’ai été violée par cinq Russes pendant deux heures. » Mariam, 27 ans, Malienne et Touareg.

Les victimes de Wagner sont des survivants. Rencontrer les mercenaires russes a été un choc, puis un cauchemar. Youssouf, 23 ans, ne peut se départir de l’image de ces bergers maures brûlés vifs à dix mètres de sa cachette. Rhissa, 16 ans, a vu des soldats maliens éventrer le cadavre de son frère à la machette et en manger le cœur et le foie devant l’« excitation » et les « rires » des soldats blancs.

L’apparition des mercenaires est synonyme d’épouvante. On les a entendus débarquer sur des hélicoptères, la nuit, ou vus arriver en trombe sur des pick-up percutant enfants, femmes et vieux se trouvant sur leur route. Certains racontent le bruit des balles et les « corps tombant comme des mouches » alors qu’ils faisaient leurs courses au marché. Les rescapés qui ont simplement « croisé » leur chemin en brousse ont été torturés puis laissés pour morts.

Les incursions sanglantes relatées par les victimes de Wagner sont comparables à des razzias. Si la durée des attaques diffère selon les communes, leur structure comporte toujours trois invariants : massacres, viols et pillages. Les actions commises à leur départ s’apparentent à une politique de la terre brûlée : puits et réserves d’eau empoisonnés, récoltes ou maisons incendiées, bétail volé ou abattu, cadavres piégés à l’explosif.

Des Maliens manifestent contre la France et en soutien à la Russie, à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance du Mali, à Bamako, 22 septembre 2020. Depuis le départ de la France, une grande partie des civils regrette le « protecteur français », perçu avec nostalgie face à la terreur des mercenaires russes de Wagner © AP Photo/Sipa

Purification ethnique et conquête du territoire : l’autre mission de Wagner au Mali

La présence des mercenaires russes au Mali est souvent présentée comme la conséquence d’un pacte avec le régime de Bamako, au terme duquel la junte malienne chercherait à sécuriser son pouvoir en échange de concessions minières et d’un renforcement de la lutte contre les djihadistes. Cette lecture est largement incomplète. Les paramilitaires de Wagner représentent une assurance-vie pour la junte bamakoise et leur accès privilégié aux mines du Mali a été bien renseigné. Cependant une autre mission semble leur avoir été assignée : la conquête des territoires du Centre et du Nord par l’épuration ethnique.

Il suffit de s’attarder sur la géographie de leurs crimes, l’origine de leurs victimes et sur l’histoire du Mali pour comprendre que la barbarie de Wagner n’a rien d’aléatoire. Leurs cibles sont principalement issues du centre et du nord du pays, de contrées éloignées de la capitale, peuplées de Peuls, Songhaï, Bozos, Dogons (au Centre), Maures et Touareg (au nord). À l’inverse, les populations du Sud sont des Bambaras (ethnie de Bamako), Malinkés, Soninkés (sud-ouest) et Sénoufos (sud-est). Depuis son indépendance, la République du Mali n’est indivisible que sur le papier de sa Constitution : au centre du pays les conflits entre Bozos, Dogons et Peuls ont perduré, et les populations arabo-berbères du Nord n’ont cessé d’exprimer leurs différences en s’organisant pour obtenir indépendance ou autonomie.

La junte bamakoise cherche à instaurer un pouvoir favorable aux peuples du Sud et à étendre son hégémonie dans le reste du pays en excitant les tensions interethniques contre les Peuls au Centre, et en purgeant les populations maures et touareg au Nord. Cette politique d’épuration ethnique n’est pas seulement rapportée par les victimes directes de la junte et de leur bras armé russe, qui se disent « ciblées », « pourchassées », « diabolisées ». Elle est aussi attestée par ceux ont échappé à la mort car ils n’étaient ni peuls, ni maures, ni touareg. « Tous mes voisins et mes amis peuls ont été obligés de s’enfuir. Ils savaient qu’ils risquaient leur vie en restant ici. La lutte contre le djihadisme est devenue un règlement de comptes », témoigne Laji, 32 ans, bambara issu d’un village du Centre-Est, où régnait la paix entre les ethnies. Samba, Songhaï issu d’une commune du cercle de Djenné raconte : « Mon ami tamasheq [touareg, ndlr] a été tué chez lui et sa femme a été violée par les Wagner. Il n’a rien fait, son seul tort est d’être né avec la peau blanche. »

Les viols systématiques des femmes peules et touareg rapportés par les rescapés de Wagner relèvent eux aussi de l’épuration ethnique. Nombre de ces viols ont donné naissance à des enfants dont l’existence est un tabou. On les appelle les « bébés Wagner ». Comme leur couleur de peau et leurs traits rappellent l’infamie qui a présidé à leur naissance, ils sont élevés dans le secret.

Si l’hostilité des victimes à l’endroit du régime putschiste est immense, elle est sans commune mesure avec la haine qu’ils nourrissent pour les maîtres d’œuvre de l’épuration. En effet, contrairement à la vision véhiculée par Jeune Afrique ou Le Monde, les Russes ne sont pas des supplétifs de l’armée malienne, c’est l’inverse : sur le terrain, ce sont les paramilitaires russes qui dirigent les opérations. Les FAMa (Forces armées maliennes) ne sont là que pour les seconder, au même titre que les confréries de chasseurs dozos et dogons avec lesquels ils pourchassent les Peuls dans le centre du pays.

S’ils commettent aussi des crimes de guerre, les FAMa sont décrites comme des éléments subalternes, obéissant aux ordres des « Blancs » et relégués aux fonctions de traducteurs ou de guides. Wagner a « droit de vie et de mort » sur les militaires maliens. En cas de désaccord ils sont exécutés par les mercenaires russes, comme à Anéfis, où Ahmad, 22 ans, a assisté à l’exécution de six soldats maliens qui avaient désobéi à leurs « maîtres russes », avant de s’enfuir en Tunisie.

La nostalgie de la France et des années Barkhane

Tous les civils interrogés ont, souvent avec ferveur, affirmé être favorables au retour de l’armée française au Sahel. Combien d’entre eux avaient manifesté sous la bannière « France dégage ! », jeté des pierres sur les convois militaires de l’armée française ou simplement contribué au « sentiment de lassitude » qui a précédé le retrait de Barkhane ? Impossible de le savoir. Depuis le départ de la France, les perceptions ont changé et les soldats français appartiennent à une époque révolue, évoquée avec nostalgie.

« Wagner a détruit neuf ans de paix rétablie par Barkhane. J’ai grandi dans la sécurité. Je bénis ce temps-là aujourd’hui », résume Aicha, tomonaise de 25 ans réfugiée en Mauritanie. L’arrivée des mercenaires a marqué une rupture si violente que toute mention des Français ranime des souvenirs insignifiants, voire pénibles, mais qui, en comparaison des atrocités commises par la suite, ont pris une valeur positive. Même un simple contrôle de routine effectué par une patrouille française devient un souvenir heureux : « Quand ils t’arrêtaient, ils te demandaient les pièces d’identification, passaient tes doigts dans leurs machines et te posaient des questions sur ton voyage. Ils étaient humains et respectueux. Pas des assassins comme Wagner », se remémore Khamis, 32 ans, qui a quitté son village des environs de Gao pour Abidjan.

Dans les esprits, Barkhane est aujourd’hui l’anti-Wagner. Aussi les soldats français sont-ils parfois qualifiés de « saints » ou assimilés à « une armée humanitaire », tandis que les mercenaires russes sont comparés à des « sauvages » ou à des « terroristes pires que Daech ». Les viols, massacres et pillages perpétrés par les Russes ont magnifié les services rendus aux locaux par les Français, dont ce n’était pourtant pas le cœur de mission. Les témoins n’ont pas oublié les « programmes d’aide sociale », les « aides aux micro-entreprises », « l’installation de château d’eau », la « création de barrages », les « dons de médicaments, vêtements, nourriture et fournitures scolaires », la « plantation d’arbres » dans des écoles… jusqu’aux « tournois de football » organisés ponctuellement avec les adolescents.

Si l’idée d’un retour de Barkhane suscite un enthousiasme unanime parmi les rescapés de Wagner, ils n’y croient guère : ils n’attendent plus grand-chose de la France. Les conditions du retrait de Barkhane ont marqué les esprits et l’arrivée de Wagner a profondément modifié la perception de la puissance française. « Les Européens sont lâches et ont peur de la Russie », regrette Abdoul. « Ils ont plié bagage comme s’ils étaient un pays du tiers-monde et non une puissance mondiale », soutient Ramata. Frère et sœur, ils ont quitté Kidal pour l’Algérie dans les six mois qui ont suivi le retrait français.

Le sentiment antifrançais est volatile et ne peut définir une politique africaine

En deux ans, le Sahel est devenu le foyer d’une mutation géopolitique majeure, menaçant directement l’ordre de sécurité européen. Le départ de la France a permis à la Russie, puissance hostile, de s’implanter au cœur d’États fragiles situés dans le grand voisinage de l’Europe : Libye, Mali, Burkina Faso et Niger. La montée du chaos dans ces dominions russes profite au régime de Moscou, garantit le pouvoir de ses alliés africains et menace la stabilité de l’Afrique et de l’Europe.

Les diplomaties française et européenne focalisent leur attention sur la guerre en Ukraine, à l’Est, et se sont détournées de la guerre non conventionnelle menée au Sud par la Russie. Le sentiment antifrançais, dont la presse internationale, les services de propagande de Wagner et les régimes hostiles à la France se sont tant fait les échos, est une donnée changeante, variable, éphémère. Il ne peut représenter la clé de voûte de notre politique africaine.

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Article extrait du Magazine Causeur




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Loup Viallet est spécialiste de l'économie et la géopolitique du continent africain. Auteur de La fin du franc CFA (VA Éditions, octobre 2020).

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