La guerre d’Ukraine n’aurait pas dû avoir lieu, ne cesse de dire Pierre Lellouche, ancien secrétaire d’État et chroniqueur du magazine Valeurs actuelles. Son dernier livre est un essai fouillé et incisif de bout en bout dans lequel il estime que les Européens ont péché par optimisme démocratique face à la Russie agressive de Vladimir Poutine.
« La fin de l’Europe de Yalta ne doit à aucun prix mener à l’Europe de Versailles », Zbigniew Brzezinski.
Pierre Lellouche, secrétaire d’État chargé des Affaires européennes puis du Commerce extérieur dans deux des gouvernements de François Fillon, nous explique dans son dernier ouvrage, Engrenages. La guerre d’Ukraine et le basculement du monde, pourquoi il pense et dit, et ce depuis le début, que la guerre en Ukraine aurait pu et aurait dû être évitée. Par ailleurs, il en déroule toutes les conséquences pour le monde, et le moins qu’on puisse dire est qu’elles sont légion.
En 1991, après des siècles de dominations diverses (Pologne, Lituanie, Russie) où elle changea d’alliances pour se délivrer de l’ennemi d’hier, lequel n’était jamais le même, l’Ukraine acquit son indépendance à condition de rendre à César ce qui lui appartenait ; à savoir aux Russes tout l’arsenal nucléaire et militaire qu’elle comptait sur son territoire[1] et ce, parce que des traités lui garantissaient protection de la part de pays occidentaux. La Russie, de son côté, s’engageait à ne pas l’agresser ; ce qu’elle fit cependant, arguant que la Révolution de Maïdan était en fait un coup d’Etat perpétré par Kiev et les Américains pour se débarrasser d’un président pro-russe, ce qui rendait nulle et non avenue sa signature des traités.
Une sécession douloureuse
Mais revenons en arrière. Si la fin de la Guerre froide laissa espérer aux Russes une sorte d’accord avec les Américains pour protéger leur « zone d’influence » et pour que ces derniers ne s’empressent pas d’abriter sous leur aile otanusienne tous les anciens pays satellites, force fut de constater que rien de tel n’eut lieu. Le mépris « versaillais » l’emporta sur la raison, on regarda de haut cette « région provinciale » (Barak Obama) ou, pire encore, cette « grosse station d’essence avec des armes atomiques » (le sénateur John McCain). Et Pierre Lellouche d’affirmer : « L’Occident victorieux n’a pas cru bon de définir une architecture de sécurité qui fasse sa place à la Russie ». Pourtant, « avec la réunification de l’Allemagne, l’Alliance atlantique avait rempli sa mission historique. […] L’Europe centrale accédait quant à elle à la liberté. Un autre système de sécurité collective devenait alors possible, avec la Russie, et non contre elle ».
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Par ailleurs, et contrairement aux pays dits satellites, la Russie a toujours considéré l’Ukraine comme son centre de gravité. Se séparer d’elle radicalement, c’était s’amputer. Le « Petit russe » et le « Grand russe » comme on les appelait au XIXème siècle, tous deux slaves, tous deux orthodoxes, ayant une langue sinon commune au moins voisine, n’étaient pas voués à faire sécession, estime Lellouche. Sans compter que l’Ukraine a sur son sol une population russe (11,3 millions de Russes ethniques, soit plus de 22% des habitants) et une population ukrainienne souvent mélangées. Elles n’étaient donc pas promises au divorce et ce, malgré les affrontements du passé. Bref, si la Russie avait accepté l’indépendance de sa voisine, c’était à condition que celle-ci reste neutre et dans sa zone d’influence. Soljenitsyne, dans son essai Reconstruire la Russie publié en 1990, essai qui a beaucoup influencé Poutine, admettait cependant que si les Ukrainiens choisissaient de se séparer de la Russie, ils devaient pouvoir être libres de le faire « sauf pour les régions qui ne faisaient pas partie intégrante de la vieille Ukraine, c’est-à-dire la Novorossia : la Crimée, le Donbass et les zones proches de la mer Noire ». Comment mieux résumer l’histoire de cette guerre ? Et Kissinger (1923-2023) déplorera à son tour le malentendu entre Russes et Occidentaux au sujet de la fin de l’URSS, les seconds ne comprenant pas que seuls les non-Russes voulaient quitter « l’Empire ».
Une Europe naïve
Pierre Lellouche souligne fort bien les croyances et les incohérences du bloc occidental et en particulier de l’Europe. Après la chute de l’URSS, la démocratie avait gagné, la guerre devint un « impensé désagréable » et tous les pays du monde allaient se donner la main pour faire régner droits de l’homme et déconstruction post-nationale. Mais ce n’est pas du tout ce qui s’est passé.
Après, notamment, l’invasion de l’Irak par les Américains, le modèle occidental n’en fut plus un pour le restant du monde, et l’ordre mondial que ceux-ci avaient déterminé depuis 1945 fut remis en question par tous ceux qui, anciennement colonisés ou pas, n’acceptaient plus cette domination. Et les fameuses valeurs qui allaient avec. C’est ainsi qu’on vit émerger l’« affirmation identitaire des uns » et le « déni des réalités des autres » ; les autres étant ici les Européens qui avaient, du reste, remis leur sécurité dans les mains des Américains. Cette «servitude volontaire » fit que le sort de l’Ukraine dépendait infiniment plus de l’armement et de l’argent des États-Unis que de ceux de l’Europe qui n’auraient jamais été suffisants. Pour autant, cette dernière donna la modique somme de « 300 milliards d’euros pour un pays tiers, non membre de son alliance, en déléguant officiellement à ce dernier, et à lui seul, la responsabilité de dire quand et comment la guerre doit s’arrêter ». Ainsi, et même si l’Europe n’y suffirait absolument pas, on arme et on finance quand même une guerre sans avoir vraiment voix au chapitre, au nom d’une émotion dont l’auteur nous dit qu’elle joua un rôle considérable dans ce conflit. Tout semble désormais soumis aux bons sentiments ou aux grands principes moraux avec lesquels on ne fait pas de politique sérieuse. Encore moins de géopolitique tout court.
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Selon Halford John Mackinder (1861-1947), le but de la géopolitique dont il fut l’un des maîtres au début du XXème siècle, n’est autre que « l’aboutissement à un équilibre des puissances, lequel garantit à chaque nation sa sécurité et représente la condition de ses libertés ». Or, ajoute Pierre Lellouche, « l’équilibre des puissances ne s’obtient pas, loin de là, par la seule proclamation de « droits », surtout si une telle proclamation conduit à engendrer des déséquilibres périlleux ».De fait, l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan obligerait le bloc occidental à entrer dans le conflit (même si, d’une certaine manière, il fait déjà la guerre à la Russie par procuration), ce qui mènerait tout droit à une Troisième Guerre mondiale. D’autre part, le minimum est d’avoir les moyens de ses beaux discours, et « l’hubris jupitérienne » ne palliera pas notre armée et notre armement amaigris… Pierre Lellouche n’hésite pas à dire que : « Cette défaite intellectuelle devant l’émotion, cette préférence pour le déni des réalités […] sont les symptômes, parmi beaucoup d’autres, de la maladie profonde de nos systèmes démocratiques ».
Avons-nous réveillé les quatre cavaliers de l’Apocalypse?
Alors, on diabolisa l’adversaire ; Poutine allait envahir l’Europe, cette guerre était la nôtre, la victoire devait être totale et donc sans concession. Il y eut pourtant plusieurs rencontres dans ce sens, avant le déclenchement de la guerre et même après. « Ma conviction est qu’une négociation à la mi-décembre 2021, si elle avait pu se tenir, aurait pu éviter les destructions et les 500 000 morts et blessés que nous déplorons aujourd’hui » soutient l’ancien secrétaire d’État. Et nous ne réussîmes, de surcroît, qu’à affaiblir notre propre économie avec des sanctions qui touchèrent fort peu la Russie, laquelle réussit à vendre ailleurs, et nous favorisâmes le tropisme eurasien en jetant les Russes dans les bras des Chinois. Et pas seulement eux ! Pierre Lellouche appelle les « quatre cavaliers de l’Apocalypse » la coalition entre Russie, Chine, Corée du Nord et Iran.
Dans une seconde partie, Pierre Lellouche s’attaque aux conséquences de cette guerre qui n’aurait pas dû avoir lieu : fin de la confiance dans les traités, ainsi que mise à mal de la dissuasion nucléaire, puisque, d’une part, la présence d’armes nucléaires n’empêcha pas une guerre de haute intensité et de longue durée, et que, d’autre part, la nucléarisation du monde bat son plein. Les Russes et les Chinois ont cessé toute coopération avec les Occidentaux pour freiner le programme iranien, et Poutine soutient « le droit de la Corée du Nord de renforcer sa défense […] contre la dictature néo-colonialiste mondiale ».
Et qui, mieux qu’Israël – selon Lellouche – pour représenter « ce porte-avions avancé de l’Occident colonialiste en Orient ? » C’est là que la guerre de Gaza, dont Pierre Lellouche rappelle opportunément qu’elle commença le7-Octobre, rejoint celle d’Ukraine, en créant un front anti-occidental global. Le nouveau damné de la terre est le Palestinien qui va inspirer non seulement au « Sud global » mais à nos universités, l’idée d’une « deuxième décolonisation ». Celle-ci trouvera un allié dans les BRICS+ (au nombre de 10, à présent) une organisation représentant près de la moitié de la population mondiale, le 1/3 du PIB et la moitié de la production de pétrole de la planète. Leur Nouvelle banque de développement (NDB) créée en 2014, sorte d’anti-FMI, compte bien échapper aux contraintes politiques et sociales imposées par Washington en vue de se passer, à terme, du dollar et des sanctions qui vont avec…
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Quant à l’Europe et à ses deux mantras fétiches – la transition énergétique qui rend « vertueux » et l’élargissement d’elle-même jusqu’à des pays qui sont de véritables poudrières (et ce… au nom de la Paix) –, elle s’englue dans des considérations administratives et juridiques sans réussir à organiser une défense commune, et surtout, sans se voir disparaître. Relégués au rang de consommateurs puisque nous avons favorisé la production à l’Est (véritable appel d’air pour les cerveaux de demain et pas seulement les petites mains), la Chine en particulier, qui produit du CO2 parfaitement mondialiste, ce qui rendra nos efforts de tri sélectif assez vains, nous dormons les yeux ouverts. La France surtout, de plus en plus à la remorque d’une Allemagne sachant toujours ou presque défendre ses intérêts, et sachant fort bien dans certains cas nuire aux nôtres.
Pierre Lellouche se demande alors si l’Europe va se réveiller, pour « préparer l’après-guerre en Ukraine, répondre aux défis économiques américain et chinois, tout en protégeant son identité, c’est-à-dire ses frontières face à des vagues migratoires sans précédent. Voilà le défi. Il est immense. C’est ici que Boutcha en Ukraine, Gaza en Orient, et Lampedusa en Sicile se rejoignent ».
Pierre Lellouche, Engrenages. La guerre d’Ukraine et le basculement du monde (Odile Jacob, 2024).
[1] 5000 ogives nucléaires, dont 376 missiles intercontinentaux, faisant de l’Ukraine la troisième puissance nucléaire, retournèrent en Russie.
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